Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le lion d'Androclès, à l'instant où il fait "flamboyer l'amour et la pitié", ce qui lui donne des ailes.

Au lion d’Androclès

Au lion d’Androclès – Les références

La Légende des siècles – Première sérieII – Décadence de Rome ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 593.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 145.

Au lion d’Androclès – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Au lion d’Androclès, unique poème de la partie II – Décadence de Rome, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.

Au lion d’Androclès

Au lion d’Androclès – Le texte

Au lion d’Androclès


La ville ressemblait à l’univers. C’était
Cette heure où l’on dirait que toute âme se tait,
Que tout astre s’éclipse et que le monde change.
Rome avait étendu sa pourpre sur la fange.
Où l’aigle avait plané, rampait le scorpion.
Trimalcion foulait les os de Scipion.
Rome buvait, gaie, ivre et la face rougie ;
Et l’odeur du tombeau sortait de cette orgie.
L’amour et le bonheur, tout était effrayant.
Lesbie, en se faisant coiffer, heureuse, ayant
Son Tibulle à ses pieds qui chantait leurs tendresses,
Si l’esclave persane arrangeait mal ses tresses,
Lui piquait les seins nus de son épingle d’or.
Le mal à travers l’homme avait pris son essor ;
Toutes les passions sortaient de leurs orbites.
Les fils aux vieux parents faisaient des morts subites.
Les rhéteurs disputaient les tyrans aux bouffons.
La boue et l’or régnaient. Dans les cachots profonds,
Les bourreaux s’accouplaient à des martyres mortes.
Rome horrible chantait. Parfois, devant ses portes,
Quelque Crassus, vainqueur d’esclaves et de rois,
Plantait le grand chemin de vaincus mis en croix,
Et, quand Catulle, amant que notre extase écoute,
Errait avec Délie, aux deux bords de la route,
Six mille arbres humains saignaient sur leurs amours.
La gloire avait hanté Rome dans les grands jours ;
Toute honte à présent était la bienvenue.
Messaline en riant se mettait toute nue,
Et sur le lit public, lascive, se couchait.
Épaphrodite avait un homme pour hochet
Et brisait en jouant les membres d’Épictète.
Femme grosse, vieillard débile, enfant qui tette,
Captifs, gladiateurs, chrétiens, étaient jetés
Aux bêtes, et, tremblants, blêmes, ensanglantés,
Fuyaient, et l’agonie effarée et vivante
Se tordait dans le cirque, abîme d’épouvante.
Pendant que l’ours grondait, et que les éléphants,
Effroyables, marchaient sur les petits enfants,
La vestale songeait dans sa chaise de marbre.
Par moments, le trépas, comme le fruit d’un arbre,
Tombait du front pensif de la pâle beauté ;
Le même éclair de meurtre et de férocité
Passait de l’œil du tigre au regard de la vierge.
Le monde était le bois, l’empire était l’auberge.
De noirs passants trouvaient le trône en leur chemin,
Entraient, donnaient un coup de dent au genre humain,
Puis s’en allaient. Néron venait après Tibère.
César foulait aux pieds le Hun, le Goth, l’Ibère ;
Et l’empereur, pareil aux fleurs qui durent peu,
Le soir était charogne à moins qu’il ne fût dieu.
Le porc Vitellius roulait aux gémonies.
Escalier des grandeurs et des ignominies,
Bagne effrayant des morts, pilori des néants,
Saignant, fumant, infect, ce charnier de géants
Semblait fait pour pourrir le squelette du monde.
Des torturés râlaient sur cette rampe immonde,
Juifs sans langue, poltrons sans poings, larrons sans yeux ;
Ainsi que dans le cirque atroce et furieux
L’agonie était là, hurlant sur chaque marche.
Le noir gouffre cloaque au fond ouvrait son arche
Où croulait Rome entière ; et, dans l’immense égout,
Quand le ciel juste avait foudroyé coup sur coup,
Parfois deux empereurs, chiffres du fatal nombre,
Se rencontraient, vivants encore, et, dans cette ombre,
Où les chiens sur leurs os venaient mâcher leur chair,
Le César d’aujourd’hui heurtait celui d’hier.
Le crime sombre était l’amant du vice infâme.
Au lieu de cette race en qui Dieu mit sa flamme,
Au lieu d’Ève et d’Adam, si beaux, si purs tous deux,
Une hydre se traînait dans l’univers hideux ;
L’homme était une tête et la femme était l’autre.
Rome était la truie énorme qui se vautre.
La créature humaine, importune au ciel bleu,
Faisait une ombre affreuse à la cloison de Dieu ;
Elle n’avait plus rien de sa forme première ;
Son œil semblait vouloir foudroyer la lumière,
Et l’on voyait, c’était la veille d’Attila,
Tout ce qu’on avait eu de sacré jusque-là
Palpiter sous son ongle ; et pendre à ses mâchoires
D’un côté les vertus et de l’autre les gloires.
Les hommes rugissaient quand ils croyaient parler.
L’âme du genre humain songeait à s’en aller ;
Mais, avant de quitter à jamais notre monde,
Tremblante, elle hésitait sous la voûte profonde,
Et cherchait une bête où se réfugier.
On entendait la tombe appeler et crier.
Au fond, la pâle Mort riait sinistre et chauve.
Ce fut alors que toi, né dans le désert fauve,
Où le soleil est seul avec Dieu, toi, songeur
De l’antre que le soir emplit de sa rougeur,
Tu vins dans la cité toute pleine de crimes ;
Tu frissonnas devant tant d’ombre et tant d’abîmes ;
Ton œil fit, sur ce monde horrible et châtié,
Flamboyer tout à coup l’amour et la pitié,
Pensif, tu secouas ta crinière sur Rome,
Et, l’homme étant le monstre, ô lion, tu fus l’homme.

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