Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux traits parallèles et verticaux dans la brume et dans la nuit. Ils symbolisent l'infaillibilité.

L’infaillibilité

L’infaillibilité – Les références

Le Pape ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 886.

L’infaillibilité – L’enregistrement et le texte

Je vous invite à écouter ou à lire L’infaillibilité, un poème du recueil Le Pape, de Victor Hugo.

L’infaillibilité


L’infaillibilité – Le texte

L’infaillibilité


Ah ! je suis l’Infaillible !

Ah ! c’est moi qui vois clair !

Et Dieu ?

Dieu ne sait pas ce que savait Kepler,

Ce que trouva Newton, ce qu’a vu Galilée ;
Il est dépaysé sous la voûte étoilée ;
Il a tous les défauts possibles ; dur, cassant,
Jaloux, inexorable, irascible ; il consent
À l’arrestation du soleil par un homme ;
Il damne l’univers pour le vol d’une pomme ;
Il foudroie au hasard, il châtie à côté ;
Il tue en bloc ; il met le diable en liberté ;
Molière le ferait sermonner par Alceste ;
Il extermine un bouge, il épargne l’inceste,
Détruit Sodome, et donne à Loth un exeat ;
Il double d’un enfer son paradis béat ;
Il ne sait ce qu’il fait, tant il est susceptible,
Et tâche de brûler notre âme incombustible
Dans un monstrueux lac de bitume et de poix.
Ah ! vous avez voulu lui mettre un contre-poids !
Oui, vous avez voulu corriger, j’imagine,
Ce Dieu qui du chaos tire son origine,
Qui maudit, sans savoir pourquoi, le genre humain,
Et qui marche en tâtant du bâton le chemin ;
Il a, certes, besoin d’un guide en sa nuit noire,
Et, grâce au compagnon qui l’aide, on aime à croire,
Malgré Pascal doutant et Voltaire niant,
Que Dieu peut-être aura moins d’inconvénient.
Donc son chien est le pape, et je comprends qu’en somme,
L’aveugle étant le dieu, le clairvoyant soit l’homme.

Dérision lugubre ! Insulte au firmament !

Donc le pape jamais ne chancelle et ne ment ;
Donc jamais une erreur ne tombe de sa bouche ;
L’infaillibilité formidable et farouche
Luit dans son œil suprême…

O nuit ! pardonne-leur !

Être un homme, un jouet quelconque du malheur,
Moins libre que le vent, plus frêle que la plante,
Le passant inquiet de la terre tremblante,
Une agitation qui frissonne et qui fuit,
Un peu d’ombre essayant de faire un peu de bruit,
Être cela ! sentir derrière soi l’abîme
Et devant soi le gouffre, et se croire la cime !
Avoir l’affreux squelette en ce vil corps charnel,
Et dire à Dieu : Je suis ton égal. Éternel !
Je suis l’autorité, je suis la certitude,
Et mon isolement, Dieu, vaut ta solitude ;
Le pape est avec toi le seul être debout
Sur cet immense Rien que l’homme appelle Tout ;
Tout n’est rien devant moi comme devant toi, Maître.
Je sais la fin, je sais le but, je connais l’Être ;
Je te tiens, ma clef t’ouvre, et je suis ton sondeur,
Dieu sombre, et jusqu’au fond je vois ta profondeur.
Dans l’obscur univers je suis le seul lucide ;
Je ne puis me tromper ; et ce que je décide
T’oblige ; et quand j’ai dit : Voici la vérité !
Tout est dit. Quand je veux que tu sois irrité,
Quand j’ai dit la loi, l’ordre, et le point où commence
Ta colère, et l’endroit où finit ta clémence,
Tu dois courber ton front énorme dans les cieux !
Le grand char étoilé tourne sur deux essieux,
Dieu, le Pape.

O soleils ! astres ! gouffres des êtres !

Que dites-vous du pape infaillible, et des prêtres,
Des conciles mettant le pied sur vos hauteurs,
Que dis-tu de ce tas de sinistres docteurs,
Ciel terrible, imposant leur néant au mystère,
Et tâchant d’ajouter à Dieu le ver de terre !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres près duquel se dresse un arbre écharné. Au loin, sur une colline, on aperçoit les ruines d'un château.

XVI. Quand le livre où s’endort…

Quand le livre où s’endort… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 607.

Quand le livre où s’endort… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Quand le livre où s’endort…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Quand le livre où s’endort…


Quand le livre où s’endort… – Le texte

XVI

Where should I steer ?
BYRON.


Quand le livre où s’endort chaque soir ma pensée,
Quand l’air de la maison, les soucis du foyer,
Quand le bourdonnement de la ville insensée
Où toujours on entend quelque chose crier,

Quand tous ces mille soins de misère ou de fête
Qui remplissent nos jours, cercle aride et borné,
Ont tenu trop longtemps, comme un joug sur ma tête,
Le regard de mon âme à la terre tourné ;

Elle s’échappe enfin, va, marche, et dans la plaine
Prend le même sentier qu’elle prendra demain,
Qui l’égare au hasard et toujours la ramène,
Comme un coursier prudent qui connaît le chemin.

Elle court aux forêts, où dans l’ombre indécise
Flottent tant de rayons, de murmures, de voix,
Trouve la rêverie au premier arbre assise,
Et toutes deux s’en vont ensemble dans les bois !

Juin 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan par gros temps la nuit.

XX. Gros temps la nuit

Gros temps la nuit – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 213.

Gros temps la nuit – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Gros temps la nuit, un poème du recueil Toute la lyre, de la deuxième partie : [La Nature], de Victor Hugo.

Gros temps la nuit


Gros temps la nuit – Le texte

XX
Gros temps la nuit


Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
Et, hennissant sur l’eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l’azur.

L’horizon, que l’onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L’eau s’emplit d’un bruit énorme
Et monstrueux.

Le flot vient, s’enfuit, s’approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore ;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.

L’océan frappe la terre.
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D’un tel marteau ?

L’Hydre écaillée à l’œil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.

La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L’éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.

Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème :
Ce que je veux, c’est vous-même,
Ô matelots !

Le ciel et la mer font rage.
C’est la saison, c’est l’orage,
C’est le climat.
L’ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.

Tout se plaint, l’ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l’eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l’onde,
Léviathan.

Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L’un dit: – L’eau sombre se lève.
L’autre dit: – Le hameau rêve
Au chant du coq.

C’est un vent de l’autre monde
Qui tourmente l’eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l’averse ;
L’éternité bouleverse
L’immensité.

C’est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L’homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.

Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l’ouragan.

2 février 1854.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un vallon où il a plu. L'air et les arbres frissonnent. L'ombre ouvre un gouffre obscure.

VI. Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Les références

Toute la lyreII. [La Nature] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 205.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…, un poème de la deuxième partie : [La Nature], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. … Une tempête.

Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent…


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent… – Le texte

VI


Nous marchons ; il a plu toute la nuit ; le vent
Pleure dans les sapins ; pas de soleil levant ;
Tout frissonne ; le ciel, de teinte grise et mate,
Nous verse tristement un jour de casemate.
Tout à coup, au détour du sentier recourbé,
Apparaît un nuage entre deux monts tombé.
Il est dans le vallon comme en un vase énorme,
C’est un mur de brouillard, sans couleur et sans forme.
Rien au delà. Tout cesse. On n’entend aucun son ;
On voit le dernier arbre et le dernier buisson.
La brume, chaos morne, impénétrable et vide,
Où flotte affreusement une lueur livide,
Emplit l’angle hideux du ravin de granit.
On croirait que c’est là que le monde finit
Et que va commencer la nuée éternelle.

– Borne où l’âme et l’oiseau sentent faiblir leur aile,
Abîme où le penseur se penche avec effroi,
Puits de l’ombre infinie, oh! disais-je, est-ce toi ?

Alors je m’enfonçai dans ma pensée obscure,
Laissant mes compagnons errer à l’aventure.

Pyrénées, 28 août.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ciel vers lequel est tendu un visage (ou une forme ?) dont le regard semble flirter avec l'infini.

II. Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 240.

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…, un poème de la troisième partie : [La Pensée], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème I. Effets de réveil.

Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder…


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder… – Le texte

II


Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder.
Quand il pleure, j’entends le tonnerre gronder ;
Car penser c’est entendre ; et le visionnaire
Est souvent averti par un vague tonnerre.
Quand ce petit être, humble et pliant les genoux,
Attache doucement sa prunelle sur nous,
Je ne sais pas pourquoi je tremble ; quand cette âme,
Qui n’est pas homme encore et n’est pas encor femme,
En qui rien ne s’admire et rien ne se repent,
Sans sexe, sans passé derrière elle rampant,
Verse, à travers les cils de sa rose paupière,
Sa clarté dans laquelle on sent de la prière,
Sur nous les combattants, les vaincus, les vainqueurs,
Quand ce pur esprit semble interroger nos cœurs,
Quand cet ignorant, plein d’un jour que rien n’efface,
A l’air de regarder notre science en face,
Et jette, dans cette ombre où passe Adam banni,
On ne sait quel rayon de rêve et d’infini,
On dirait, tant l’enfance est ressemblante au temple,
Que la lumière, chose étrange, nous contemple ;
Toute la profondeur du ciel est dans cet œil.
Fût-on Christ ou Socrate, eût-on droit à l’orgueil,
On dit : laissez venir à moi cette auréole !
Comme on sent qu’il était hier l’esprit qui vole !
Comme on sent manquer l’aile à ce petit pied blanc !
Oh ! comme c’est débile et frêle et chancelant !
Comme on devine aux cris de cette bouche, un songe
De paradis qui jusqu’en enfer se prolonge,
Et que le doux enfant ne veut pas voir finir !
L’homme, ayant un passé, craint pour cet avenir ;
Que la vie apparaît fatale ! Comme on pense
À tant de peine avec si peu de récompense !
Oh ! comme on s’attendrit sur ce nouveau venu !
Lui cependant, qu’est-il, ô vivants ? l’inconnu.
Qu’a-t-il en lui ? l’énigme. Et que porte-t-il ? l’âme.
Il vit à peine ; il est si chétif qu’il réclame
Du brin d’herbe ondoyant aux vents, un point d’appui ;
Parfois, lorsqu’il se tait, on le croit presque enfui,
Car on a peur que tout ici-bas ne le blesse.
Lui, que fait-il ? Il rit. Fait d’ombre et de faiblesse
Et de tout ce qui tremble, il ne craint rien. Il est
Parmi nous le seul être encor vierge et complet ;
L’ange devient l’enfant lorsqu’il se rapetisse ;
Si toute pureté contient toute justice,
On ne rencontre pas l’enfant sans quelque effroi ;
On sent qu’on est devant un plus juste que soi ;
C’est l’atome, le nain souriant, le pygmée ;
Et quand il passe, honneur, gloire, éclat, renommée,
Méditent ; on se dit tout bas : Si je priais ?
On rêve ; et les plus grands sont les plus inquiets ;
Sa haute exception dans notre obscure sphère,
C’est que n’ayant rien fait, lui seul n’a pu mal faire ;
Le monde est un mystère inondé de clarté ;
L’enfant est sous l’énigme adorable abrité ;
Toutes les vérités couronnent, condensées
Ce doux front qui n’a pas encore de pensées ;
On comprend que l’enfant, ange de nos douleurs,
Si petit ici-bas, doit être grand ailleurs ;
Il se traîne, il trébuche ; il n’a dans l’attitude,
Dans la voix, dans le geste, aucune certitude ;
Un souffle à qui la fleur résiste fait ployer
Cet être à qui fait peur le grillon du foyer ;
L’œil hésite pendant que la lèvre bégaie ;
Dans ce naïf regard que l’ignorance égaie
L’étonnement avec la grâce se confond,
Et l’immense lueur étoilée est au fond.

Juin 1874

XXI. Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 255.

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…, un poème du recueil Toute la lyre, de la troisième partie : [La Pensée], de Victor Hugo.

Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites…


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites… – Le texte

XXI


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! — Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas… —
Écoutez bien ceci :

Tête-à-tête, en pantoufle,

Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous croyez qu’on n’a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
— Au besoin, il prendrait des ailes comme l’aigle ! —
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez l’individu dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé,
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face,
Dit : — Me voilà ! je sors de la bouche d’un tel.

Et c’est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un personnage grotesque à grosse tête et grandes oreilles qui marche en levant la jambe et écartant les bras et les doigts.

XXV. Grandes oreilles

Grandes oreilles – Les références

Toute la lyreLa Corde d’airain ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 554.

Grandes oreilles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Grandes oreilles, un poème du recueil Toute la lyre, de la Corde d’airain, de Victor Hugo.

Grandes oreilles


Grandes oreilles – Le texte

XXV
Grandes oreilles


C’est un bel attribut, la longueur de l’oreille.
L’oreille longue, au-fond de l’ombre, oscille, veille,
Songe, se couche à plat, se dresse tout debout,
Entend mal, comprend peu, s’épouvante, a du goût,
Frémit au moindre souffle agitant les ramées,
Se plaît dans les salons aux choses mal rimées,
S’émeut pour les tyrans sitôt qu’il en tombe un,
Fuit le poète, craint l’esprit, hait le tribun.
Ayez cette beauté, messieurs. La grande oreille
Avec le crâne altier et petit s’appareille ;
En être orné, c’est presque avoir diplôme ; on est
Le front touffu sur qui tombe le lourd bonnet ;
On a l’autorité de l’ignorance énorme ;
On dit: — Shakspeare est creux, Dante n’a que la forme ;
La Révolution est un phare trompeur
Qui mène au gouffre ; il est utile d’avoir peur. —
De l’effroi qu’on n’a plus on fait de la colère ;
Pour glorifier l’ordre, on mêle à de l’eau claire
Des phrases qui du sang ont la vague saveur ;
Dès que le progrès marche, on réclame un sauveur ;
On vénère Haynau, Boileau, l’état, l’église,
Et la férule ; et c’est ainsi qu’on réalise
Pour les Suins, les Dupins, les Cousins, les Parieux,
Les Nisards, l’idéal d’un homme sérieux,
Et qu’on a l’honneur d’être un bourgeois authentique,
Âne en littérature et lièvre en politique.

24 mai 1872.

Ce détail de deux dessins de Victor Hugo représente deux têtes d'hommes qui regardent en biais.

IV. Bourgeois parlant de Jésus-Christ

Bourgeois parlant de Jésus-Christ – Les références

Toute la lyreI. [L’Humanité] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 164.

Bourgeois parlant de Jésus-Christ – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Bourgeois parlant de Jésus-Christ, un poème du recueil Toute la lyre, de la première partie : [L’Humanité], de Victor Hugo.

Bourgeois parlant de Jésus-Christ


Bourgeois parlant de Jésus-Christ – Le texte

IV
Bourgeois parlant de Jésus-Christ


— Sa morale a du bon. — Il est mort à trente ans.
— Il changeait en vin l’eau. — Ça s’est dit dans son temps.
— Il était de Judée. — Il avait douze apôtres.
— Gens grossiers. — Gens de rien. — Jaloux les uns des autres.
— Il leur lavait les pieds. — C’est curieux, le puits
De la Samaritaine, et puis le diable, et puis
L’histoire de l’aveugle et du paralytique.
— J’en doute. — Il n’aimait pas les gens tenant boutique.
— A-t-il vraiment tiré Lazare du tombeau ?
— C’était un sage. — Un fou. — Son système est fort beau.
— Vrai dans la théorie et faux dans la pratique.
— Son procès est réel. Judas est authentique.
— L’honnête homme au gibet et le voleur absous !
— On voit bien clairement les prêtres là-dessous.
— Tout change. Maintenant il a pour lui les prêtres.
— Un menuisier pour père, et des rois pour ancêtres,
C’est singulier. — Non pas. Une branche descend,
Puis remonte, mais c’est toujours le même sang ;
Cela n’est pas très rare en généalogie.
— Il savait qu’on voulait l’accuser de magie
Et que de son supplice on faisait les apprêts.
— Sa Madeleine était une fille. — À peu près.
— Ça ne l’empêche pas d’être sainte. — Au contraire.
— Était-il Dieu ? — Non. — Oui. — Peut-être. — On n’y croit guère.
— Tout ce qu’on dit de lui prouve un homme très doux.
— Il était beau. — Fort beau, l’air juif, pâle. — Un peu roux.
— Le certain, c’est qu’il a fait du bien sur la terre ;
Un grand bien; il était bon, fraternel, austère ;
Il a montré que tout, excepté l’âme, est vain ;
Sans doute il n’est pas dieu, mais certe il est divin.
Il fit l’homme nouveau meilleur que l’homme antique.
— Quel malheur qu’il se soit mêlé de politique !

IV. Mansuétude des anciens juges

Mansuétude des anciens juges – Les références

La Légende des siècles – Série ComplémentaireIV. Mansuétude des anciens juges ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 583.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 526.

Mansuétude des anciens juges – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Mansuétude des anciens juges, un poème du recueil La Légende des siècles – Série Complémentaire, de Victor Hugo.

Mansuétude des anciens juges


Mansuétude des anciens juges – Le texte

Les chambres de torture étaient d’âpres demeures ;
On n’y passait jamais plus de quatre ou cinq heures,
Et l’on entrait jeune homme et l’on sortait vieillard.
Le juge pour le code et le bourreau pour l’art
S’épuisaient, et, mêlant fer rouge et loi romaine,
Ayant à travailler sur de la chair humaine,
N’épargnaient rien afin d’arriver à l’aveu.
Sous leurs mains, l’os, le muscle, et l’ongle et le cheveu
Frémissaient, et, hurlant plus fort selon la fibre
Qui tressaille, et selon le nerf profond qui vibre,
Un homme devenait un clavier où Vouglans
Jouait de l’agonie avec ses doigts sanglants.
Ne croyez pas pourtant que lui, ni Farinace,
Ou Levert, n’eussent rien au cœur que la menace ;
Ils priaient au besoin le captif garrotté ;
Ils sucraient la torture avec de la bonté ;
L’accusé qui résiste attriste la grand’chambre ;
Bénins, ils l’imploraient en lui brisant un membre ;
Ils étaient paternels ; ils se penchaient, prêchant,
Suppliant, regrettant d’agir, l’air pas méchant,
Pour faire à cet œil terne et sombre, à cette bouche,
À cette âme aux abois, vomir l’aveu farouche.
Pasquier leurrait d’espoir ces regards presque éteints ;
Delancre au patient disait des vers latins ;
Bodin, sachant par cœur Virgile et ses idylles,
Les citait ; et parfois ils pleuraient, crocodiles.