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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont au-dessus d'un charmant vallon, près de l'océan.

XXIII. Pasteurs et troupeaux À Madame Louise C.

Pasteurs et troupeaux – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 453.

Pasteurs et troupeaux – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pasteurs et troupeaux, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXII. Je payai le pécheur… et suivi de XXIV. J’ai cueilli cette fleur…

Pasteurs et troupeaux


Pasteurs et troupeaux – Le texte

XXIII
Pasteurs et troupeaux
À Madame Louise C.


Le vallon où je vais tous les jours est charmant,
Serein, abandonné, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs ; c’est un sourire triste.
Il vous fait oublier que quelque chose existe,
Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,
On ne saurait plus là si quelqu’un vit ailleurs.
Là, l’ombre fait l’amour ; l’idylle naturelle
Rit ; le bouvreuil avec le verdier s’y querelle,
Et la fauvette y met de travers son bonnet ;
C’est tantôt l’aubépine et tantôt le genêt ;
De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes ;
Car Dieu fait un poëme avec des variantes ;
Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,
Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’onde et les bois !
Une petite mare est là, ridant sa face,
Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,
Ironie étalée au milieu du gazon,
Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon.
J’y rencontre parfois sur la roche hideuse
Un doux être ; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse
De chèvres, habitant, au fond d’un ravin noir,
Un vieux chaume croulant qui s’étoile le soir ;
Ses sœurs sont au logis et filent leur quenouille ;
Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’étang mouille ;
Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,
J’apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;
Et moi, je la salue, elle étant l’innocence.
Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l’encense,
Bondissent, et chacun, au soleil s’empourprant,
Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,
Un peu de sa toison, comme un flocon d’écume.
Je passe ; enfant, troupeau, s’effacent dans la brume ;
Le crépuscule étend sur les longs sillons gris
Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;
J’entends encore au loin dans la plaine ouvrière
Chanter derrière moi la douce chevrière,
Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif
De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,
Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,
Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,
S’accoude et rêve au bruit de tous les infinis,
Et, dans l’ascension des nuages bénis,
Regarde se lever la lune triomphale,
Pendant que l’ombre tremble, et que l’âpre rafale
Disperse à tous les vents avec son souffle amer
La laine des moutons sinistres de la mer.

Jersey, Grouville, avril 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'horizon, sur lequel surgit la lune énorme.

IX. Le poème éploré se lamente…

Le poème éploré se lamente… – Les références

Les contemplationsLivre premier : Aurore ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 271.

Le poème éploré se lamente… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le poème éploré se lamente…, un poème des Contemplations, Aurore, de Victor Hugo.
Il est précédé de VIII. Suite et suivi de X. À Madame D. G. de G..

Le poème éploré se lamente…


Le poème éploré se lamente… – Le texte

IX


Le poëme éploré se lamente ; le drame
Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme ;
Et la foule accoudée un moment s’attendrit,
Puis reprend : « Bah ! l’auteur est un homme d’esprit,
« Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres,
« Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.
« Ma femme, calme-toi ; sèche tes yeux, ma sœur. »
La foule a tort : l’esprit c’est le cœur ; le penseur
Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme.
Le poëte a saigné le sang qui sort du drame ;
Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent de leurs nœuds ;
Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux ;
Dans sa création le poëte tressaille ;
Il est elle ; elle est lui ; quand dans l’ombre il travaille,
Il pleure, et s’arrachant les entrailles, les met
Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet
Pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée ;
Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée
Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot,
Avec eux pêle-mêle en ses œuvres éclôt.
Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse,
Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse,
Sans épuiser son flanc d’où sort une clarté.
Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité.
Il est génie, étant, plus que les autres, homme.
Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome ;
Son front des vieux Catons porte le mâle ennui.
Comme Shakspeare est pâle ! avant Hamlet, c’est lui
Que le fantôme attend sur l’âpre plate-forme,
Pendant qu’à l’horizon surgit la lune énorme.

Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant ;
Il rit : oui, peuple, il râle ! Avec Ulysse errant,
Homère éperdu fuit dans la brume marine.
Saint Jean frissonne ; au fond de sa sombre poitrine
L’Apocalypse horrible agite son tocsin.
Eschyle ! Oreste marche et rugit dans ton sein,
Et c’est, ô noir poëte à la lèvre irritée,
Sur ton crâne géant qu’est cloué Prométhée.

Paris, janvier 1834.