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Ce détail d'un dessin abstrait de Victor Hugo représente une sorte d'amibe se déplaçant comme une "pensée indistincte qu'on a", où toute "rive s'efface".

I. Effets de réveil

Effets de réveil – Les références

Toute la lyreIII. [La Pensée] ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie IV, p 239.

Effets de réveil – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Effets de réveil, un poème de la troisième partie : [La Pensée], du recueil Toute la lyre, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. Quand l’enfant nous regarde, on sent Dieu nous sonder….

Effets de réveil


Effets de réveil – Le texte

I
Effets de réveil


On ouvre les yeux ; rien ne remue ; on entend
Au chevet de son lit la montre palpitant ;
La fenêtre livide aux spectres est pareille ;
On est gisant ainsi qu’un mort. On se réveille,
Pourquoi ? parce qu’on s’est la veille réveillé
Au même instant. Ainsi qu’un rouage rouillé
Et vieilli, mais exact, l’âme a ses habitudes.
Oh ! la nuit, c’est la plus sombre des solitudes.
L’heure apparaît, entrant, sortant, comme un passeur
D’ombres, et notre esprit voit tout dans la noirceur ;
Des pas sans but, des deuils sans fin, des maux sans nombre.
Le rêve qu’on avait et qui tremblait dans l’ombre,
S’ajuste à la pensée indistincte qu’on a.
Tous les gouffres au bord desquels nous amena
Ce fantôme appelé le Hasard, reparaissent ;
Les mêmes visions redoutables s’y dressent ;
Ici le précipice, ici l’écroulement,
Ici la chute, ici ce qui fuit, ce qui ment,
Ce qui tue, et là-bas, dans l’âpre transparence,
Les vagues bras levés de la pâle espérance.
Comme on est triste ! on sent l’inexprimable effroi ;
On croit avoir le mur du tombeau devant soi ;
On médite, effaré par les choses possibles ;
Toute rive s’efface. On voit les invisibles,
Les absents, les manquants, cette morte, ce mort,
On leur tend les mains. Ombre et songe ! On se rendort… —

Homme, debout ! voici le jour, l’aube ravie,
L’azur ; et qu’est-ce donc qui rentre ? C’est la vie,
C’est le cri du travail, c’est le chant des oiseaux,
C’est le rayonnement des champs, des airs, des eaux ;
La nuit traîne un linceul, l’aurore agite un lange ;
Tout ce qu’on vient de voir spectre, on le revoit ange ;
Du père qu’on vit mort on voit l’enfant vivant ;
Le monde reparaît, clair comme auparavant ;
On ne reconnaît plus son âme ; elle était noire,
Elle est blanche ; elle espère et se remet à croire,
À sourire, à vouloir ; on a devant les yeux
Un éblouissement doré, chantant, joyeux,
On ne sait quel fouillis charmant de lueurs roses ;
Et tout l’homme est changé parce qu’on voit les choses,
Les hommes, Dieu, les cœurs, les amours, le destin,
À travers le vitrail splendide du matin.

HH 14 septembre 1872.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le choc de deux ombres menaçantes, l'une plus noire que l'autre, au-dessus d'une petite tache sombre.

V. Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire…

Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire… – Les références

ChâtimentsLivre V – L’Autorité est sacrée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 114.

Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire… – Enregistrement

Je vous invite à écouter le poème Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire…, du Livre V – L’Autorité est sacrée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.
Il est suivi de On est Tibère, on est Judas, on est Dracon….

Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire…


Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire… – Le texte

V


Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire !
Puissance, liberté, vieil honneur militaire,
Principes, droits, pensée, ils font en ce moment
De toute cette gloire un vaste abaissement.
Toute leur confiance est dans leur petitesse.
Ils disent, se sentant d’une chétive espèce :
— Bah ! nous ne pesons rien ! régnons. ─ Les nobles cœurs !
Ils ne savent donc pas, ces pauvres nains vainqueurs,
Sautés sur le pavois du fond d’une caverne,
Que lorsque c’est un peuple illustre qu’on gouverne,
Un peuple en qui l’honneur résonne et retentit,
On est d’autant plus lourd que l’on est plus petit !
Est-ce qu’ils vont changer, est-ce là notre compte ?
Ce pays de lumière en un pays de honte ?
Il est dur de penser, c’est un souci profond,
Qu’ils froissent dans les cœurs, sans savoir ce qu’ils font,
Les instincts les plus fiers et les plus vénérables.
Ah ! ces hommes maudits, ces hommes misérables
Éveilleront enfin quelque rébellion
À force de courber la tête du lion !
La bête est étendue à terre, et fatiguée ;
Elle sommeille au fond de l’ombre reléguée ;
Le mufle fauve et roux ne bouge pas, d’accord ;
C’est vrai, la patte énorme et monstrueuse dort ;
Mais on l’excite assez pour que la griffe sorte.
J’estime qu’ils ont tort de jouer de la sorte.

Jersey, juin 1853

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la lune, "sombre sphère", et son "masque obscur qui fait le guet dans les nuages".

IV. — Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois…

— Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois… – Les références

L’Art d’être grand-pèreIII. La Lune ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 737.

— Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter — Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois…, quatrième et dernier poème de la partie III. La Lune, du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est précédé de Ah ! Vous voulez la lune ? Où ? Dans le fond du puits ?….

— Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois…


— Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois… – Le texte

IV


— Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois.
Il faut leur donner tout, les cerises des bois,
Les pommes du verger, les gâteaux de la table ;
S’ils entendent la voix des vaches dans l’étable,
Du lait ! vite ! et leurs cris sont comme une forêt
De Bondy quand un sac de bonbons apparaît.
Les voilà maintenant qui réclament la lune !

Pourquoi pas ? Le néant des géants m’importune ;
Moi j’admire, ébloui, la grandeur des petits.
Ah ! l’âme des enfants a de forts appétits,
Certe, et je suis pensif devant cette gourmande
Qui voit un univers dans l’ombre, et le demande.
La lune ! Pourquoi pas ? vous dis-je. Eh bien, après ?
Pardieu ! si je l’avais, je la leur donnerais.

C’est vrai, sans trop savoir ce qu’ils en pourraient faire,
Oui, je leur donnerais, lune, ta sombre sphère,
Ton ciel, d’où Swedenborg n’est jamais revenu,
Ton énigme, ton puits sans fond, ton inconnu !
Oui, je leur donnerais, en disant : Soyez sages !
Ton masque obscur qui fait le guet dans les nuages,
Tes cratères tordus par de noirs aquilons,
Tes solitudes d’ombre et d’oubli, tes vallons,
Peut-être heureux, peut-être affreux, édens ou bagnes,
Lune, et la vision de tes pâles montagnes.
Oui, je crois qu’après tout, des enfants à genoux
Sauraient mieux se servir de la lune que nous ;
Ils y mettraient leurs vœux, leur espoir, leur prière ;
Ils laisseraient mener par cette aventurière
Leurs petits cœurs pensifs vers le grand Dieu profond.
La nuit, quand l’enfant dort, quand ses rêves s’en vont,
Certes, ils vont plus loin et plus haut que les nôtres.
Je crois aux enfants comme on croyait aux apôtres ;
Et quand je vois ces chers petits êtres sans fiel
Et sans peur, désirer quelque chose du ciel,
Je le leur donnerais, si je l’avais. La sphère
Que l’enfant veut, doit être à lui, s’il la préfère.
D’ailleurs, n’avez-vous rien au delà de vos droits ?
Oh ! je voudrais bien voir, par exemple, les rois
S’étonner que des nains puissent avoir un monde !
Oui, je vous donnerais, anges à tête blonde,
Si je pouvais, à vous qui régnez par l’amour,
Ces univers baignés d’un mystérieux jour,
Conduits par des esprits que l’ombre a pour ministres,
Et l’énorme rondeur des planètes sinistres.
Pourquoi pas ? Je me fie à vous, car je vous vois,
Et jamais vous n’avez fait de mal. Oui, parfois,
En songeant à quel point c’est grand, l’âme innocente,
Quand ma pensée au fond de l’infini s’absente,
Je me dis, dans l’extase et dans l’effroi sacré,
Que peut-être, là-haut, il est, dans l’Ignoré,
Un dieu supérieur aux dieux que nous rêvâmes,
Capable de donner des astres à des âmes.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une vague qui s'abat dans une gerbe d'écume au-dessus de ces mots tracés de la main du poète : "Hugo MA DESTINÉE".

III. Écrit en 1846

Écrit en 1846 – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 423.

Écrit en 1846 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit en 1846, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Vous pouvez aussi écouter Écrit en 1855, post-scriptum après neuf ans. Il est présenté à la suite de Écrit en 1846.
Ces deux poèmes sont précédés de II. Au fils d’un poëte et suivis de IV. La source tombait du rocher….

Écrit en 1846


Écrit en 1846 – Le texte

II
Écrit en 1846

« … Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, je crois. J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII… Dès 1827, dans votre ode dite À la colonne, vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez la légitimité ; la faction libérale battait des mains à votre apostasie. J’en gémissais… Vous êtes aujourd’hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d’anarchiste sur les affaires de Gallicie est plus digne du tréteau d’une Convention que de la tribune d’une Chambre des pairs. Vous en êtes à la Carmagnole… Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc votre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait ? où allez-vous ?… »

(Le marquis de C. d’E. — Lettre à Victor Hugo. Paris, 1846.)

I

Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez ma mère.
Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ;
Vous m’apportiez toujours quelque bonbon exquis ;
Et nous étions cousins quand on était marquis.
Vous étiez vieux, j’étais enfant ; contre vos jambes
Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes
En l’honneur de Coblentz et des rois, vous contiez
Quelque histoire de loups, de peuples châtiés,
D’ogres, de jacobins, authentique et formelle,
Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,
Et que je dévorais de fort bon appétit
Quand j’étais royaliste et quand j’étais petit.

J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme.
Quand, plein d’illusions, crédule, simple, en somme,
Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéal ouverts,
Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers,
Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve,
Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ;
Mais vous disiez : Pas mal ! bien ! C’est quelqu’un qui naît !
Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent ma mère
Vous disait : « Bonjour. » Aube ! avril ! joie éphémère !
Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ?
Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois,
Ô baisers d’une mère ! Aujourd’hui, mon front sombre,
Le même front est là, pensif, avec de l’ombre,
Et les baisers de moins et les rides de plus !

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux et reflux,
Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme assez nette ;
Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,
Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain,
Bien supporté le chaud et le froid du destin.
Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire.
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère,
Mais Diderot était digne du pilori.
Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry,
Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,
Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,
Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent,
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes,
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes,
Vous ne preniez souci des manants qu’on abat
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât.
Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire,
Vous portiez votre épée en quart de civadière ;
La poudre blanchissait votre dos de velours ;
Vous marchiez sur le peuple à pas légers — et lourds.

Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vous blesse,
Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse,
Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants,
Avec la royauté des querelles d’amants ;
Brouilles, roucoulements ; Bérénice avec Tite.
La Révolution vous plut toute petite ;
Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand ;
Le monstre vous sembla d’abord fort transparent,
Et vous l’aviez tenu sur les fonds de baptême.
Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t’aime !
Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt,
Vous ne saviez pas trop au fond ce que c’était ;
Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette
Fit à Léviathan sa première layette.
Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau.
Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.
Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,
Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,
Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,
Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre des tombeaux,
Sortant, tout effaré de son antique opprobre,
Et le vingt juin, le dix août, le six octobre,
Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers,
Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

Car vous étiez de ceux qui, d’abord, ne comprirent
Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ;
Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ;
Qui, dans l’amas plaintif des siècles rugissants
Et des hommes hagards, ne voyaient qu’une meute ;
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l’émeute,
Donnaient à deviner l’énigme du salon,
Et qui, quand le ciel noir s’emplissait d’aquilon,
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable,
La Révolution se dressait formidable,
Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauve qui luit,
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit,
Presque prêts à railler l’obscurité difforme,
Jouaient à la charade avec le sphinx énorme.

Vous nous disiez : « Quel deuil ! Les gueux, les mécontents,
« Ont fait rage ; on n’a pas su s’arrêter à temps.
« Une transaction eût tout sauvé peut-être.
« Ne peut-on être libre et le roi rester maître ?
« Le peuple conservant le trône eût été grand. »
Puis vous deveniez triste et morne ; et, murmurant :
« Les plus sages n’ont pu sauver ce bon vieux trône.
« Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone,
« Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! »
Vous pleuriez. — Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir,
Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes,
La loi qui nous froissa, l’abus dont nous rougîmes,
Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation,
Chausser de royauté la Révolution ?
La patte du lion creva cette pantoufle !

II

Puis vous m’avez perdu de vue ; un vent qui souffle
Disperse nos destins, nos jours, notre raison,
Nos cœurs, aux quatre coins du livide horizon ;
Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière.
La seconde âme en nous se greffe à la première ;
Toujours la même tige avec une autre fleur.
J’ai connu le combat, le labeur, la douleur,
Les faux amis, ces nœuds qui deviennent couleuvres ;
J’ai porté deuils sur deuils ; j’ai mis œuvres sur œuvres ;
Vous ayant oublié, je ne le cache pas,
Marquis ; soudain j’entends dans ma maison un pas,
C’est le vôtre, et j’entends une voix, c’est la vôtre,
Qui m’appelle apostat, moi qui me crus apôtre !
Oui, c’est bien vous ; ayant peur jusqu’à la fureur,
Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur,
Haranguant à mi-corps dans l’hydre qui l’avale.
L’âge ayant entre nous conservé l’intervalle
Qui fait que l’homme reste enfant pour le vieillard,
Ne me voyant d’ailleurs qu’à travers un brouillard,
Vous criez, l’œil hagard et vous fâchant tout rouge :
« Ah çà ! qu’est-ce que c’est que ce brigand ? Il bouge ! »
Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux,
Et vous me rappelez ma mère, furieux.
— Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie ! —
Et, vous exclamant : « Honte ! anarchie ! infamie !
« Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi ! »
Me demandant comment, me demandant pourquoi,
Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre,
Citant Lambesc, Marat, Charette et Robespierre,
Vous me dites d’un ton qui n’a plus rien d’urbain :
« Ce gueux est libéral ! ce monstre est jacobin !
« Sa voix à des chansons de carrefour s’éraille.
« Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ?
« Où vas-tu ? d’où viens-tu ? qui te rends si hardi ?
« Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tu fait ? »

J’ai grandi.

Quoi ! parce que je suis né dans un groupe d’hommes
Qui ne voyaient qu’enfers, Gomorrhes et Sodomes,
Hors des anciennes mœurs et des antiques fois ;
Quoi ! parce que ma mère, en Vendée, autrefois,
Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres ;
Parce qu’enfant sorti de l’ombre des ancêtres,
Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ont appris,
Qu’oiseau dans le passé comme en un filet pris,
Avant de m’échapper à travers le bocage,
J’ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ;
Parce que j’ai pleuré, — j’en pleure encor, qui sait ? —
Sur ce pauvre petit nommé Louis dix-sept ;
Parce qu’adolescent, âme à faux jour guidée,
J’ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ;
Parce que j’ai loué l’héroïsme breton,
Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton,
Que les grands paysans m’ont caché les grands hommes,
Et que j’ai fort mal lu, d’abord, l’ère où nous sommes ;
Parce que j’ai vagi des chants de royauté,
Suis-je à toujours rivé dans l’imbécillité ?
Dois-je crier : Arrière ! à mon siècle ; — à l’idée :
Non ! — à la vérité : Va-t’en, dévergondée ! —
L’arbre doit-il pour moi n’être qu’un goupillon ?
Au sein de la nature, immense tourbillon,
Dois-je vivre, portant l’ignorance en écharpe,
Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe ?
Dois-je exister sans être et regarder sans voir ?
Et faut-il qu’à jamais pour moi, quand vient le soir,
Au lieu de s’étoiler, le ciel se fleurdelyse ?

III

Car le roi masque Dieu même dans son église,
L’azur.

IV

Écoutez-moi. J’ai vécu ; j’ai songé.

La vie en larmes m’a doucement corrigé.
Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes
Ma pensée et ma tête en vos rêves confites.
Hélas ! j’étais la roue et vous étiez l’essieu.
Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu,
Sur toutes les clartés que la raison nous donne,
Par vous, par vos pareils, — et je vous le pardonne,
Marquis, — j’avais été tout de travers placé.
J’étais en porte-à-faux, je me suis redressé.
La pensée est le droit sévère de la vie.
Dieu prend par la main l’homme enfant, et le convie
À la classe qu’au fond des champs, au sein des bois,
Il fait dans l’ombre à tous les êtres à la fois.
J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans les herbes,
Et les premiers courroux de mes odes imberbes
Sont d’eux-même en marchant tombés derrière moi.
La nature devient ma joie et mon effroi ;
Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre,
Marquis, je m’échappais et j’apprenais à lire
Dans cet hiéroglyphe énorme : l’univers.
Oui, j’allais feuilleter les champs tout grands ouverts ;
Tout enfant, j’essayais d’épeler cette bible
Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible ;
Livre écrit dans l’azur, sur l’onde et le chemin,
Avec la fleur, le vent, l’étoile, et qu’en sa main
Tient la création au regard de statue ;
Prodigieux poëme où la foudre accentue
La nuit, où l’océan souligne l’infini.
Aux champs, entre les bras du grand chêne béni,
J’étais plus fort, j’étais plus doux, j’étais plus libre ;
Je me mettais avec le monde en équilibre ;
Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui,
Si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui dit Oui ;
Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres
Qu’écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ;
J’ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ;
Et j’ai dit : — Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. —

La nature est un drame avec des personnages ;
J’y vivais : j’écoutais, comme des témoignages,
L’oiseau, le lys, l’eau vive et la nuit qui tombait.
Puis je me suis penché sur l’homme, autre alphabet.

Le mal m’est apparu, puissant, joyeux, robuste,
Triomphant ; je n’avais qu’une soif : être juste ;
Comme on arrête un gueux volant sur le chemin,
Justicier indigné, j’ai pris le cœur humain
Au collet, et j’ai dit : Pourquoi le fiel, l’envie,
La haine ? Et j’ai vidé les poches de la vie.
Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui.
J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire : Il m’a nui !
Le vrai boitant ; l’erreur haute de cent coudées ;
Tous les cailloux jetés à toutes les idées.
Hélas ! j’ai vu la nuit reine, et, de fers chargés,
Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; les préjugés
Sont pareils aux buissons que dans la solitude
On brise pour passer : toute la multitude
Se redresse et vous mord pendant qu’on en courbe un.
Ah ! malheur à l’apôtre et malheur au tribun !
On avait eu bien soin de me cacher l’histoire ;
J’ai lu ; j’ai comparé l’aube avec la nuit noire,
Et les quatrevingt-treize aux Saint-Barthélémy ;
Car ce quatrevingt-treize où vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,
C’est la lueur de sang qui se mêle à l’aurore.
Les Révolutions, qui viennent tout venger,
Font un bien éternel dans leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que la formule
De l’horreur qui pendant vingt règnes s’accumule.
Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs ;
Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l’homme en pleurs,
Tourner le bas-empire avec le moyen-âge,
Du midi dans le nord formidable engrenage ;
Quand l’histoire n’est plus qu’un tas noir de tombeaux,
De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux ;
Quand le pied des méchants règne et courbe la tête
Du pauvre partageant dans l’auge avec la bête ;
Lorsqu’on voit aux deux bouts de l’affreuse Babel
Louis onze et Tristan, Louis quinze et Lebel ;
Quand le harem est prince et l’échafaud ministre ;
Quand toute chair gémit ; quand la lune sinistre
Trouve qu’assez longtemps l’herbe humaine a fléchi,
Et qu’assez d’ossements aux gibets ont blanchi ;
Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte,
Depuis dix-huit cents ans, dans l’ombre qui l’écoute ;
Quand l’ignorance a même aveuglé l’avenir ;
Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir,
L’espérance n’est plus que le tronçon de l’homme ;
Quand partout le supplice à la fois se consomme,
Quand la guerre est partout, quand la haine est partout,
Alors, subitement, un jour, debout, debout !
Les réclamations de l’ombre misérable,
La géante douleur, spectre incommensurable,
Sortent du gouffre ; un cri s’entend sur les hauteurs :
Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs ;
Tout le bagne effrayant des parias se lève ;
Et l’on entend sonner les fouets, les fers, le glaive,
Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement,
Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement !
Dieu dit au peuple : Va ! l’ardent tocsin qui râle
Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale
L’église et son clocher, le Louvre et son beffroi ;
Luther brise le pape et Mirabeau le roi !
Tout est dit. C’est ainsi que les vieux mondes croulent.
Oh ! l’heure vient toujours ! Des flots sourds au loin roulent.
À travers les rumeurs, les cadavres, les deuils,
L’écume, et les sommets qui deviennent écueils,
Les siècles devant eux poussent, désespérées,
Les Révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain.

V

Ce sont les rois qui font les gouffres ; mais la main
Qui sema, ne veut pas accepter la récolte ;
Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte.

Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j’y fasse ?
Le revers du louis dont vous aimez la face,
M’a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j’afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d’immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
Je n’y puis rien. Malgré menins et majordomes,
Je ne crois plus aux rois propriétaires d’hommes ;
N’y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait : « Je me trompais jadis ;
Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,
Mes erreurs d’autrefois me barrer le passage. »
Je ne suis qu’un atome, et je fais comme lui ;
Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, comme aujourd’hui,
Qu’une idée en l’esprit : servir la cause humaine.
La vie est une cour d’assises ; on amène
Les faibles à la barre accouplés aux pervers.
J’ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et pour les misérables ;
Suppliant les heureux et les inexorables,
J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée ;
Et j’ai collé ma bouche à toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges aux cheveux d’or,
Sur la mouche qui meurt, pour qu’elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,
Tendre, et j’ai demandé la grâce universelle ;
Et, comme j’irritais beaucoup de gens ainsi,
Tandis qu’en bas peut-être on me disait : merci,
J’ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L’applaudissement fauve et sombre des huées ;
J’ai réclamé des droits pour la femme et l’enfant ;
J’ai tâché d’éclairer l’homme en le réchauffant ;
J’allais criant : Science ! écriture ! parole !
Je voulais résorber le bagne par l’école ;
Les coupables pour moi n’étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
J’ai vu l’esprit humain libre, et le cœur de l’homme
Esclave ; et j’ai voulu l’affranchir à son tour,
Et j’ai tâché de mettre en liberté l’amour.
Enfin, j’ai fait la guerre à la Grève homicide,
J’ai combattu la mort, comme l’antique Alcide ;
Et me voilà ; marchant toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert. — Encore un mot, marquis,
Puisque nous sommes là causant entre deux portes.
On peut être appelé renégat de deux sortes :
En se faisant païen, en se faisant chrétien.
L’erreur est d’un aimable et galant entretien.
Qu’on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche.
La vérité, si douce aux bons, mais rude et franche,
Quand pour l’or, le pouvoir, la pourpre qu’on revêt,
On la trahit, devient le spectre du chevet.
L’une est la harengère, et l’autre est l’euménide.
Et ne nous fâchons point. Bonjour, Épiménide.

Le passé ne veut pas s’en aller. Il revient
Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,
Use à tout ressaisir ses ongles noirs ; fait rage ;
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage,
Vomit sa vieille nuit, crie : À bas ! crie : À mort !
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.
L’avenir souriant lui dit : Passe, bonhomme.

L’immense renégat d’Hier, marquis, se nomme
Demain ; mai tourne bride et plante là l’hiver ;
Qu’est-ce qu’un papillon ? le déserteur du ver ;
Falstaff se range ? il est l’apostat des ribotes ;
Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieilles bottes ;
Ah ! le doux renégat des haines, c’est l’amour.
À l’heure où, débordant d’incendie et de jour,
Splendide, il s’évada de leurs cachots funèbres,
Le soleil frémissant renia les ténèbres.

Ô marquis peu semblable aux anciens barons loups,
Ô français renégat du celte, embrassons-nous.
Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d’ire.

VI

Rien, au fond de mon cœur, puisqu’il faut le redire,
Non, rien n’a varié ; je suis toujours celui
Qui va droit au devoir, dès que l’honnête a lui,
Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste,
Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.
Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là.
Seulement, un matin, mon esprit s’envola,
Je vis l’espace large et pur qui nous réclame ;
L’horizon a changé, marquis, mais non pas l’âme.
Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi.
L’histoire m’apparut, et je compris la loi
Des générations, cherchant Dieu, portant l’arche,
Et montant l’escalier immense marche à marche.
Je restai le même œil, voyant un autre ciel.
Est-ce ma faute, à moi, si l’azur éternel
Est plus grand et plus bleu qu’un plafond de Versailles ?
Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles
Dans mon cœur frémissant, à ce cri : Liberté !
L’œil de cet homme a plus d’aurore et de clarté,
Tant pis ! prenez-vous-en à l’aube solennelle.
C’est la faute au soleil et non à la prunelle.
Vous dites : Où vas-tu ? Je l’ignore ; et j’y vais.
Quand le chemin est droit, jamais il n’est mauvais.
J’ai devant moi le jour et j’ai la nuit derrière ;
Et cela me suffit ; je brise la barrière.
Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins.
Mon avenir à moi n’est pas un de mes soins.
Les hommes du passé, les combattants de l’ombre,
M’assaillent ; je tiens tête, et sans compter leur nombre,
À ce choc inégal et parfois hasardeux.
Mais Longwood et Goritz [1] m’en sont témoins tous deux,
Jamais je n’outrageai la proscription sainte.
Le malheur, c’est la nuit ; dans cette auguste enceinte,
Les hommes et les cieux paraissent étoilés.
Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sont allés.
Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe,
Mes larmes à l’exil, mes genoux à la tombe ;
J’ai toujours consolé qui s’est évanoui ;
Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui.
Ma mère aussi le sait ! et de plus, avec joie,
Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m’envoie ;
Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai.
Oui, l’homme sur la terre est un ange à l’essai ;
Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère
Sait qu’à présent je vis hors de toute chimère ;
Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts,
Que j’attends les périls, l’épreuve, les revers,
Que je suis toujours prêt, et que je hâte l’heure
De ce grand lendemain : l’humanité meilleure !
Qu’heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur,
Rien de ce but profond ne distraira mon cœur,
Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, ma flamme !
Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme !

Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l’affront,
La conscience en moi ne baissera le front ;
Elle marche, sereine, indestructible et fière ;
Car j’aperçois toujours, conseil lointain, lumière,
À travers mon destin, quel que soit le moment,
Quel que soit le désastre ou l’éblouissement,
Dans le bruit, dans le vent orageux qui m’emporte,
Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mère morte !

Paris, juin 1846.

Écrit en 1855 – Les références

Les contemplationsLivre cinquième : En marche ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 433.

Écrit en 1855 – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit en 1855, un poème des Contemplations, En marche, de Victor Hugo.
Il est précédé de III. Écrit en 1846 et suivi de IV. La source tombait du rocher….

Écrit en 1855

Écrit en 1855 – Le texte

Écrit en 1846


J’ajoute un post-scriptum après neuf ans. J’écoute ;
Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mort sans doute,
Marquis ; mais d’où je suis on peut parler aux morts.
Ah ! votre cercueil s’ouvre : — Où donc es-tu ? — Dehors.
Comme vous. — Es-tu mort ? — Presque. J’habite l’ombre.
Je suis sur un rocher qu’environne l’eau sombre,
Écueil rongé des flots, de ténèbres chargé,
Où s’assied, ruisselant, le blême naufragé.
— Eh bien, me dites-vous, après ? — La solitude
Autour de moi toujours a la même attitude ;
Je ne vois que l’abîme, et la mer, et les cieux,
Et les nuages noirs qui vont silencieux ;
Mon toit, la nuit, frissonne, et l’ouragan le mêle
Aux souffles effrénés de l’onde et de la grêle ;
Quelqu’un semble clouer un crêpe à l’horizon ;
L’insulte bat de loin le seuil de ma maison ;
Le roc croule sous moi dès que mon pied s’y pose ;
Le vent semble avoir peur de m’approcher, et n’ose
Me dire qu’en baissant la voix et qu’à demi
L’adieu mystérieux que me jette un ami.
La rumeur des vivants s’éteint diminuée.
Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé, nuée !
Sur mes jours devenus fantômes, pâle et seul,
Je regarde tomber l’infini, ce linceul. —
Et vous dites : — Après ? — Sous un mont qui surplombe,
Près des flots, j’ai marqué la place de ma tombe ;
Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu’on entend ;
Tout est horreur et nuit. — Après ? — Je suis content.

Jersey, janvier 1855.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ruines englouties d'une cité (peut-être la pensée humaine ?) qui semble flotter entre deux eaux.

XIX. Baraques de la foire

Baraques de la foire – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 356.

Baraques de la foire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Baraques de la foire, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Intérieur et suivi de XX. Insomnie.

Baraques de la foire

Baraques de la foire – Le texte

XIX
Baraques de la foire


Lion ! J’étais pensif, ô bête prisonnière,
Devant la majesté de ta grave crinière ;
Du plafond de ta cage elle faisait un dais.
Nous songions tous les deux, et tu me regardais.
Ton regard était beau, lion. Nous autres hommes,
Le peu que nous faisons et le rien que nous sommes
Emplit notre pensée, et dans nos regards vains
Brillent nos plans chétifs que nous croyons divins,
Nos vœux, nos passions que notre orgueil encense,
Et notre petitesse, ivre de sa puissance ;
Et, bouffis d’ignorance ou gonflés de venin,
Notre prunelle éclate et dit : Je suis ce nain !
Nous avons dans nos yeux notre moi misérable.
Mais la bête qui vit sous le chêne et l’érable,
Qui paît le thym, ou fuit dans les halliers profonds,
Qui dans les champs, où nous, hommes, nous étouffons,
Respire, solitaire, avec l’astre et la rose,
L’être sauvage, obscur et tranquille qui cause
Avec la roche énorme et les petites fleurs,
Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs,
Plonge son mufle roux aux herbes non foulées,
La brute qui rugit sous les nuits constellées,
Qui rêve, et dont les pas fauves et familiers
De l’antre formidable ébranlent les piliers,
Et qui se sent à peine en ces profondeurs sombres,
A sous son fier sourcil les monts, les vastes ombres,
Les étoiles, les prés, le lac serein, les cieux,
Et le mystère obscur des bois silencieux,
Et porte en son œil calme, où l’infini commence,
Le regard éternel de la nature immense.

Juin 1842.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tête de femme, tournée. Un ruban rouge orne des cheveux blonds.

XV. Paroles dans l’ombre

Paroles dans l’ombre – Les références

Les ContemplationsLivre deuxième : L’Âme en fleur ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 311.

Paroles dans l’ombre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Paroles dans l’ombre, un poème du recueil Les Contemplations, L’Âme en fleur, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. Billet du matin et suivi de XVI. L’hirondelle au printemps….

Paroles dans l’ombre


Paroles dans l’ombre – Le texte

XV
Paroles dans l’ombre


Elle disait : C’est vrai, j’ai tort de vouloir mieux ;
Les heures sont ainsi très-doucement passées ;
Vous êtes là ; mes yeux ne quittent pas vos yeux,
Où je regarde aller et venir vos pensées.

Vous voir est un bonheur ; je ne l’ai pas complet.
Sans doute, c’est encor bien charmant de la sorte !
Je veille, car je sais tout ce qui vous déplaît,
À ce que nul fâcheux ne vienne ouvrir la porte ;

Je me fais bien petite, en mon coin, près de vous ;
Vous êtes mon lion, je suis votre colombe ;
J’entends de vos papiers le bruit paisible et doux ;
Je ramasse parfois votre plume qui tombe ;

Sans doute, je vous ai ; sans doute, je vous voi.
La pensée est un vin dont les rêveurs sont ivres,
Je le sais ; mais, pourtant, je veux qu’on songe à moi.
Quand vous êtes ainsi tout un soir dans vos livres,

Sans relever la tête et sans me dire un mot,
Une ombre reste au fond de mon cœur qui vous aime ;
Et, pour que je vous voie entièrement, il faut
Me regarder un peu, de temps en temps, vous-même.

Paris, octobre 18..

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les battements de la pensée au-dessus d'une ville qui se désagrège.

I. Sonnez, sonnez toujours…

Sonnez, sonnez toujours… – Les références

ChâtimentsLivre VII – Les Sauveurs se sauveront ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 171.

Sonnez, sonnez toujours… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Sonnez, sonnez toujours…, un poème du recueil Châtiments, Livre VII – Les Sauveurs se sauveront, de Victor Hugo.

Sonnez, sonnez toujours…


Sonnez, sonnez toujours… – Le texte

I

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit, le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
— Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ?
À la troisième fois l’arche allait en avant,
Puis les trompettes, puis toute l’armée en marche,
Et les petits enfants venaient cracher sur l’arche,
Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ;
Au quatrième tour, bravant les fils d’Aaron,
Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,
Les femmes s’asseyaient en filant leur quenouille,
Et se moquaient, jetant des pierres aux Hébreux ;
À la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,
Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées
Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées ;
À la sixième fois, sur sa tour de granit
Si haute qu’au sommet l’aigle faisait son nid,
Si dure que l’éclair l’eût en vain foudroyée,
Le roi revint, riant à gorge déployée,
Et cria : — Ces hébreux sont bons musiciens ! —
Autour du roi joyeux riaient tous les anciens
Qui le soir sont assis au temple, et délibèrent.

À la septième fois, les murailles tombèrent.

Jersey, septembre 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres près duquel se dresse un arbre écharné. Au loin, sur une colline, on aperçoit les ruines d'un château.

XVI. Quand le livre où s’endort…

Quand le livre où s’endort… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 607.

Quand le livre où s’endort… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Quand le livre où s’endort…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Quand le livre où s’endort…


Quand le livre où s’endort… – Le texte

XVI

Where should I steer ?
BYRON.


Quand le livre où s’endort chaque soir ma pensée,
Quand l’air de la maison, les soucis du foyer,
Quand le bourdonnement de la ville insensée
Où toujours on entend quelque chose crier,

Quand tous ces mille soins de misère ou de fête
Qui remplissent nos jours, cercle aride et borné,
Ont tenu trop longtemps, comme un joug sur ma tête,
Le regard de mon âme à la terre tourné ;

Elle s’échappe enfin, va, marche, et dans la plaine
Prend le même sentier qu’elle prendra demain,
Qui l’égare au hasard et toujours la ramène,
Comme un coursier prudent qui connaît le chemin.

Elle court aux forêts, où dans l’ombre indécise
Flottent tant de rayons, de murmures, de voix,
Trouve la rêverie au premier arbre assise,
Et toutes deux s’en vont ensemble dans les bois !

Juin 1830.