Articles

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un édifice oriental, dans une grande plaine, au bord d'un lac. L'ombre d'Abd-el-Kader place dans les cieux.

VI. Orientale

Orientale – Les références

ChâtimentsLivre III – La Famille est restaurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 69.

Orientale – Enregistrement

Je vous invite à écouter Orientale, un poème du Livre III – La Famille est restaurée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.
Il est suivi de Un Bon Bourgeois dans sa maison.

Orientale


Orientale – Le texte

VI
Orientale

Lorsque Abd-el-Kader dans sa geôle
Vit entrer l’homme aux yeux étroits
Que l’histoire appelle – ce drôle, –
Et Troplong – Napoléon trois ; –

Qu’il vit venir, de sa croisée,
Suivi du troupeau qui le sert,
L’homme louche de l’Elysée, –
Lui, l’homme fauve du désert ;

Lui, le sultan né sous les palmes,
Le compagnon des lions roux,
Le hadji farouche aux yeux calmes,
L’émir pensif, féroce et doux,

Lui, sombre et fatal personnage
Qui, spectre pâle au blanc burnous,
Bondissait, ivre de carnage,
Puis tombait dans l’ombre à genoux ;

Qui, de sa tente ouvrant les toiles,
Et priant au bord du chemin,
Tranquille, montrait aux étoiles
Ses mains teintes de sang humain ;

Qui donnait à boire aux épées,
Et qui, rêveur mystérieux,
Assis sur des têtes coupées,
Contemplait la beauté des cieux ;

Voyant ce regard fourbe et traître,
Ce front bas, de honte obscurci,
Lui, le beau soldat, le beau prêtre,
Il dit : quel est cet homme-ci ?

Devant ce vil masque à moustaches,
Il hésita ; mais on lui dit :
« Regarde, émir, passer les haches !
» Cet homme, c’est César bandit.

» Écoute ces plaintes amères
» Et cette clameur qui grandit.
» Cet homme est maudit par les mères,
» Par les femmes il est maudit ;

» Il les fait veuves, il les navre ;
» Il prit la France et la tua,
» Il ronge à présent son cadavre. »
Alors le hadji salua.

Mais au fond toutes ses pensées
Méprisaient le sanglant gredin ;
Le tigre aux narines froncées
Flairait ce loup avec dédain.

Jersey, novembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour sombre qui se dresse à gauche, au-dessus d'une ville. Une église apparaît dans le coin droit, en silhouette, et le clocher d'une autre, blanche, juste en dessous.

I. Apothéose

Apothéose – Les références

ChâtimentsLivre III – La Famille est restaurée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 63.

Apothéose – Enregistrement

Je vous invite à écouter Apothéose, premier poème du Livre III – La Famille est restaurée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.

Apothéose


Apothéose – Le texte

I
Apothéose

Méditons. Il est bon que l’esprit se repaisse
De ces spectacles-là. L’on n’était qu’une espèce
De perroquet ayant un grand nom pour perchoir ;
Pauvre diable de prince, usant son habit noir,
Auquel mil huit cent quinze avait coupé les vivres.
On n’avait pas dix sous, on emprunte cinq livres.
Maintenant, remarquons l’échelle, s’il vous plaît :
De l’écu de cinq francs on s’élève au billet
Signé Garat ; bravo ! puis du billet de banque
On grimpe au million, rapide saltimbanque ;
Le million gobé fait mordre au milliard.
On arrive au lingot en partant du liard.
Puis carrosses, palais, bals, festins, opulence ;
On s’attable au pouvoir et l’on mange la France.
C’est ainsi qu’un filou devient homme d’État.

Qu’a-t-il fait ? Un délit ? Fi donc ! un attentat ;
Un grand acte, un massacre, un admirable crime
Auquel la Haute-cour prête serment. L’abîme
Se referme en poussant un grognement bourru.
La Révolution sous terre a disparu
En laissant derrière elle une senteur de soufre.
Romieu montre la trappe et dit : Voyez le gouffre !
Vivat Mascarillus ! roulement de tambours.
On tient sous le bâton parqués dans les faubourgs
Les ouvriers ainsi que des noirs dans leurs cases.
Paris sur ses pavés voit neiger les ukases ;
La Seine devient glace autant que la Néva.
Quant au maître, il triomphe ; il se promène, va
De préfet en préfet, vole de maire en maire,
Orné du Deux-Décembre, du Dix-huit Brumaire,
Bombardé de bouquets, voituré dans des chars,
Laid, joyeux, salué par des chœurs de mouchards.
Puis il rentre empereur au Louvre, il parodie
Napoléon, il lit l’histoire, il étudie
L’honneur et la vertu dans Alexandre six ;
Il s’installe au palais du spectre Médicis ;
Il quitte par moments sa pourpre ou sa casaque,
Flâne autour du bassin en pantalon cosaque,
Et riant, et semant les miettes sur ses pas,
Donne aux poissons le pain que les proscrits n’ont pas.
La caserne l’adore, on le bénit au prône ;
L’Europe est sous ses pieds et tremble sous son trône ;
Il règne par la mitre et par le hausse-col.
Ce trône a trois degrés : parjure, meurtre et vol.

Ô Carrare ! ô Paros ! ô marbres pentéliques !
Ô tous les vieux héros des vieilles républiques !
Ô tous les dictateurs de l’empire latin !
Le moment est venu d’admirer le destin,
Voici qu’un nouveau dieu monte au fronton du temple.
Regarde, peuple, et toi, froide histoire, contemple.
Tandis que nous, martyrs du droit, nous expions,
Avec les Périclès, avec les Scipions,
Sur les frises où sont les victoires aptères,
Au milieu des césars trainés par des panthères,
Vêtus de pourpre et ceints du laurier souverain,
Parmi les aigles d’or et les louves d’airain,
Comme un astre apparaît parmi ses satellites,
Voici qu’à la hauteur des empereurs stylites,
Entre Auguste à l’œil calme et Trajan au front pur,
Resplendit, immobile en l’éternel azur,
Sur vous, ô panthéons, sur vous, ô propylées,
Robert Macaire avec ses bottes éculées !

Jersey, décembre 1852.

Remarques

Les victoires aptères sont des statues de la Victoire privées d’ailes.
Carrare, Paros et Pentélique sont des lieux célèbres pour leurs marbres. Le marbre pentélique est celui utilisé pour construire l’Acropole. Sa restauration, actuellement, se fait avec le même.
Catherine de Médicis, instigatrice du massacre de la Saint-Barthélémy, a commencé en 1564 la construction du palais des Tuileries.
En janvier 1852, il fit à Paris un froid inhabituel. Ceci explique le vers La Seine devient glace autant que la Néva.
Le bandit Robert Macaire est le héros du mélodrame L’Auberge des Adrets. Frédérick Lemaître, acteur admiré par Victor Hugo, en avait fait un personnage emblématique.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un ahuri, vêtu d'une redingote, avec un jabot, prêt à jouer du violon, l'archet levé.

VI. Chanson

Chanson – Les références

ChâtimentsLivre VII – Les Sauveurs se sauveront ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 180.

Chanson – Enregistrement

Je vous invite à écouter cette Chanson, du Livre VII – Les Sauveurs se sauveront, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.

Chanson


Chanson – Le texte

VI
Chanson


Sa grandeur éblouit l’histoire.
Quinze ans, il fut
Le dieu que traînait la victoire
Sur un affût ;
L’Europe sous sa loi guerrière
Se débattit. —
Toi, son singe, marche derrière,
Petit, petit.

Napoléon dans la bataille,
Grave et serein,
Guidait à travers la mitraille
L’aigle d’airain.
Il entra sur le pont d’Arcole,
Il en sortit. —
Voici de l’or, viens, pille et vole,
Petit, petit.

Berlin, Vienne, étaient ses maîtresses ;
Il les forçait,
Leste, et prenant les forteresses
Par le corset ;
Il triompha de cent bastilles
Qu’il investit. —
Voici pour toi, voici des filles,
Petit, petit.

Il passait les monts et les plaines,
Tenant en main
La palme, la foudre, et les rênes
Du genre humain ;
Il était ivre de sa gloire
Qui retentit. —
Voici du sang, accours, viens boire,
Petit, petit.

Quand il tomba, lâchant le monde,
L’immense mer
Ouvrit à sa chute profonde
Le gouffre amer ;
Il y plongea, sinistre archange,
Et s’engloutit. —
Toi, tu te noieras dans la fange,
Petit, petit.

Jersey, septembre 1853.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une forme qui surgit de l'enfance, tel un souvenir...

XXX. Souvenir d’enfance

Souvenir d’enfance – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 635.

Souvenir d’enfance – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Souvenir d’enfance, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Souvenir d’enfance


Souvenir d’enfance – Le texte

À Joseph, comte de S.
XXX

Cuncta supercilio
HORAT.

Dans une grande fête, un jour, au Panthéon,
J’avais sept ans, je vis passer Napoléon.

Pour voir cette figure illustre et solennelle,
Je m’étais échappé de l’aile maternelle ;
Car il tenait déjà mon esprit inquiet.
Mais ma mère aux doux yeux, qui souvent s’effrayait
En m’entendant parler guerre, assauts et bataille,
Craignait pour moi la foule, à cause de ma taille.

Et ce qui me frappa, dans ma sainte terreur,
Quand au front du cortège apparut l’empereur,
Tandis que les enfants demandaient à leurs mères
Si c’est là ce héros dont on fait cent chimères,
Ce ne fut pas de voir tout ce peuple à grand bruit
Le suivre comme on suit un phare dans la nuit,
Et se montrer de loin sur sa tête suprême
Ce chapeau tout usé plus beau qu’un diadème,
Ni, pressés sur ses pas, dix vassaux couronnés
Regarder en tremblant ses pieds éperonnés,
Ni ses vieux grenadiers, se faisant violence,
Des cris universels s’enivrer en silence ;
Non, tandis qu’à genoux la ville tout en feu,
Joyeuse comme on est lorsqu’on n’a qu’un seul vœu,
Qu’on n’est qu’un même peuple et qu’ensemble on respire,
Chantait en chœur : VEILLONS AU SALUT DE L’EMPIRE !
Ce qui me frappa, dis-je, et me resta gravé,
Même après que le cri sur sa route élevé
Se fut évanoui dans ma jeune mémoire,
Ce fut de voir, parmi ces fanfares de gloire,
Dans le bruit qu’il faisait, cet homme souverain
Passer, muet et grave, ainsi qu’un dieu d’airain !

Et le soir, curieux, je le dis à mon père,
Pendant qu’il défaisait son vêtement de guerre,
Et que je me jouais sur son dos indulgent
De l’épaulette d’or aux étoiles d’argent.

Mon père secoua la tête sans réponse.

Mais souvent une idée en notre esprit s’enfonce,
Ce qui nous a frappés nous revient par moments,
Et l’enfance naïve a ses étonnements.

Le lendemain, pour voir le soleil qui s’incline,
J’avais suivi mon père au haut de la colline
Qui domine Paris du côté du levant,
Et nous allions tous deux, lui pensant, moi rêvant.
Cet homme en mon esprit restait comme un prodige,
Et, parlant à mon père : « Ô mon père, lui dis-je,
Pourquoi notre empereur, cet envoyé de Dieu,
Lui qui fait tout mouvoir et qui met tout en feu,
A-t-il ce regard froid et cet air immobile ? »
Mon père dans ses mains prit ma tête débile,
Et me montrant au loin l’horizon spacieux :
« Vois, mon fils ! cette terre, immobile à tes yeux,
Plus que l’air, plus que l’onde et la flamme, est émue,
Car le germe de tout dans son ventre remue.
Dans ses flancs ténébreux, nuit et jour, en rampant,
Elle sent se plonger la racine, serpent
Qui s’abreuve aux ruisseaux des sèves toujours prêtes,
Et fouille et boit sans cesse avec ses mille têtes.
Mainte flamme y ruisselle, et tantôt lentement
Imbibe le cristal qui devient diamant,
Tantôt, dans quelque mine éblouissante et sombre,
Allume des monceaux d’escarboucles sans nombre,
Ou, s’échappant au jour, plus magnifique encor,
Au front du vieil Etna met une aigrette d’or.
Toujours l’intérieur de la terre travaille.
Son flanc universel incessamment tressaille.
Goutte à goutte, et sans bruit qui réponde à son bruit,
La source de tout fleuve y filtre dans la nuit.
Elle porte à la fois, sur sa face où nous sommes,
Les blés et les cités, les forêts et les hommes.
Vois, tout est vert au loin, tout rit, tout est vivant.
Elle livre le chêne et le brin d’herbe au vent.
Les fruits et les épis la couvrent à cette heure.
Eh bien ! déjà, tandis que ton regard l’effleure,
Dans son sein, que n’épuise aucun enfantement,
Les futures moissons tremblent confusément !

« Ainsi travaille, enfant, l’âme active et féconde
Du poète qui crée et du soldat qui fonde.
Mais ils n’en font rien voir. De la flamme à pleins bords
Qui les brûle au dedans, rien ne luit au dehors.
Ainsi Napoléon, que l’éclat environne
Et qui fit tant de bruit en forgeant sa couronne,
Ce chef que tout célèbre et que pourtant tu vois,
Immobile et muet, passer sur le pavois,
Quand le peuple l’étreint, sent en lui ses pensées,
Qui l’étreignent aussi, se mouvoir plus pressées.
Déjà peut-être en lui mille choses se font,
Et tout l’avenir germe en son cerveau profond.
Déjà, dans sa pensée immense et clairvoyante,
L’Europe ne fait plus qu’une France géante,
Berlin, Vienne, Madrid, Moscou, Londres, Milan,
Viennent rendre à Paris hommage une fois l’an,
Le Vatican n’est plus que le vassal du Louvre,
La terre à chaque instant sous les vieux trônes s’ouvre,
Et de tous leurs débris sort pour le genre humain
Un autre Charlemagne, un autre globe en main !
Et, dans le même esprit où ce grand dessein roule,
Les bataillons futurs déjà marchent en foule,
Le conscrit résigné, sous un avis fréquent,
Se dresse, le tambour résonne au front du camp,
D’ouvriers et d’outils Cherbourg couvre sa grève,
Le vaisseau colossal sur le chantier s’élève,
L’obusier rouge encor sort du fourneau qui bout,
Une marine flotte, une armée est debout !
Car la guerre toujours l’illumine et l’enflamme,
Et peut-être déjà, dans la nuit de cette âme,
Sous ce crâne, où le monde en silence est couvé,
D’un second Austerlitz le soleil s’est levé ! »

Plus tard, une autre fois, je vis passer cet homme,
Plus grand dans son Paris que César dans sa Rome.
Des discours de mon père alors je me souvins.
On l’entourait encor d’honneurs presque divins,
Et je lui retrouvai, rêveur à son passage,
Et la même pensée et le même visage.
Il méditait toujours son projet surhumain.
Cent aigles l’escortaient en empereur romain.
Ses régiments marchaient, enseignes déployées ;
Ses lourds canons, baissant leurs bouches essuyées,
Couraient, et traversant la foule aux pas confus,
Avec un bruit d’airain sautaient sur leurs affûts.
Mais bientôt, au soleil, cette tête admirée
Disparut dans un flot de poussière dorée,
Il passa. Cependant son nom sur la cité
Bondissait, des canons aux cloches rejeté ;
Son cortège emplissait de tumulte les rues ;
Et, par mille clameurs de sa présence accrues,
Par mille cris de joie et d’amour furieux,
Le peuple saluait ce passant glorieux !

Novembre 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente de grandes formes sombres au-dessus d'une sorte de gisant recouvert de neige et de sang. Au loin passe un vol d'oiseaux.

XIII. L’expiation

L’expiation – Les références

ChâtimentsLivre V – L’Autorité est sacrée ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 126.

L’expiation – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter L’expiation, dans son intégralité, un poème dense du Livre V – L’Autorité est sacrée, du recueil Châtiments, de Victor Hugo.

L’expiation


L’expiation – Les sept parties

Vous trouverez ci-dessous, les sept parties, chacune réenregistrée avec le texte en regard.

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie de L’expiation.

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.


XIII
L’expiation

I

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l’empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre ;
C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d’ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul ;
Et, chacun se sentant mourir, on était seul.
— Sortira-t-on jamais de ce funèbre empire ?
Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s’étaient endormis là.
Ô chutes d’Annibal ! lendemains d’Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières.
On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
Toutes les nuits, qui vive ! alerte ! assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
L’empereur était là, debout, qui regardait.
Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.
Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées :
– Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées ? –
Alors il s’entendit appeler par son nom
Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : Non.

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie de L’expiation.

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !


Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! – Le texte

II

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l’offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! — C’était Blücher.
L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme,
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments, comme des pans de murs,
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
Où l’on entrevoyait des blessures difformes !
Carnage affreux ! moment fatal ! L’homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
Derrière un mamelon la garde était massée.
La garde, espoir suprême et suprême pensée !
– Allons ! faites donner la garde ! cria-t-il.
Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche, d’un seul cri, dit : vive l’empereur !
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.
Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
Regardait, et, sitôt qu’ils avaient débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ces régiments de granit et d’acier
Comme fond une cire au souffle d’un brasier.
Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. — C’est alors
Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
La Déroute, géante à la face effarée
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
À de certains moments, spectre fait de fumées,
Se lève grandissante au milieu des armées,
La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
Sauve qui peut ! affront ! horreur ! toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux,
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! — En un clin d’œil,
Comme s’envole au vent une paille enflammée,
S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
Et cette plaine, hélas, où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants !

Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;
Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; — et dans l’épreuve,
Sentant confusément revenir son remords,
Levant les mains au ciel, il dit : – Mes soldats morts,
Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? –
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendit la voix qui lui répondait : Non !

Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe.

Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe. – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie de L’expiation.

Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe.


Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe. – Le texte

III

Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe.

Il est, au fond des mers que la brume enveloppe,
Un roc hideux, débris des antiques volcans.
Le Destin prit des clous, un marteau, des carcans,
Saisit, pâle et vivant, ce voleur du tonnerre,
Et, joyeux, s’en alla sur le pic centenaire
Le clouer, excitant par son rire moqueur
Le vautour Angleterre à lui ronger le cœur.

Évanouissement d’une splendeur immense !
Du soleil qui se lève à la nuit qui commence,
Toujours l’isolement, l’abandon, la prison ;
Un soldat rouge au seuil, la mer à l’horizon.
Des rochers nus, des bois affreux, l’ennui, l’espace,
Des voiles s’enfuyant comme l’espoir qui passe,
Toujours le bruit des flots, toujours le bruit des vents !
Adieu, tente de pourpre aux panaches mouvants,
Adieu, le cheval blanc que César éperonne !
Plus de tambours battant aux champs, plus de couronne,
Plus de rois prosternés dans l’ombre avec terreur,
Plus de manteau traînant sur eux, plus d’empereur !
Napoléon était retombé Bonaparte.
Comme un romain blessé par la flèche du Parthe,
Saignant, morne, il songeait à Moscou qui brûla.
Un caporal anglais lui disait : halte-là !
Son fils aux mains des rois ! sa femme aux bras d’un autre !
Plus vil que le pourceau qui dans l’égout se vautre,
Son sénat qui l’avait adoré l’insultait.
Au bord des mers, à l’heure où la bise se tait,
Sur les escarpements croulants en noirs décombres,
Il marchait, seul, rêveur, captif des vagues sombres.
Sur les monts, sur les flots, sur les cieux, triste et fier,
L’œil encore ébloui des batailles d’hier,
Il laissait sa pensée errer à l’aventure.
Grandeur, gloire, ô néant ! calme de la nature !
Les aigles qui passaient ne le connaissaient pas.
Les rois, ses guichetiers, avaient pris un compas
Et l’avaient enfermé dans un cercle inflexible.
Il expirait. La mort de plus en plus visible
Se levait dans sa nuit et croissait à ses yeux
Comme le froid matin d’un jour mystérieux,
Son âme palpitait, déjà presque échappée.
Un jour enfin il mit sur son lit son épée,
Et se coucha près d’elle, et dit : C’est aujourd’hui !
On jeta le manteau de Marengo sur lui.
Ses batailles du Nil, du Danube, du Tibre,
Se penchaient sur son front, il dit : me voici libre !
Je suis vainqueur ! je vois mes aigles accourir !
Et, comme il retournait sa tête pour mourir,
Il aperçut, un pied dans la maison déserte,
Hudson Lowe guettant par la porte entrouverte.
Alors, géant broyé sous le talon des rois,
Il cria : – La mesure est comble cette fois !
Seigneur ! c’est maintenant fini ! Dieu que j’implore,
Vous m’avez châtié ! – La voix dit : – pas encore !

Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit !

Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit ! – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième partie de L’expiation.

Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit !


Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit ! – Le texte

IV

Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit !
L’empereur mort tomba sur l’empire détruit.
Napoléon alla s’endormir sous le saule.
Et les peuples alors, de l’un à l’autre pôle,
Oubliant le tyran, s’éprirent du héros.
Les poètes, marquant au front les rois bourreaux,
Consolèrent, pensifs, cette gloire abattue.
À la colonne veuve on rendit sa statue.
Quand on levait les yeux, on le voyait debout
Au-dessus de Paris, serein, dominant tout,
Seul, le jour dans l’azur et la nuit dans les astres.
Panthéons, on grava son nom sur vos pilastres !
On ne regarda plus qu’un seul côté des temps,
On ne se souvint plus que des jours éclatants ;
Cet homme étrange avait comme enivré l’histoire ;
La justice à l’œil froid disparut sous sa gloire ;
On ne vit plus qu’Eylau, Ulm, Arcole, Austerlitz ;
Comme dans les tombeaux des romains abolis,
On se mit à fouiller dans ces grandes années
Et vous applaudissiez, nations inclinées,
Chaque fois qu’on tirait de ce sol souverain
Ou le consul de marbre ou l’empereur d’airain !

Le nom grandit quand l’homme tombe...

Le nom grandit quand l’homme tombe… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la cinquième partie de L’expiation.

Le nom grandit quand l’homme tombe…


Le nom grandit quand l’homme tombe… – Le texte

V

Le nom grandit quand l’homme tombe ;
Jamais rien de tel n’avait lui.
Calme, il écoutait dans sa tombe
La terre qui parlait de lui.

La terre disait : « La victoire
» A suivi cet homme en tous lieux.
» Jamais tu n’as vu, sombre histoire,
» Un passant plus prodigieux !

» Gloire au maître qui dort sous l’herbe !
» Gloire à ce grand audacieux !
» Nous l’avons vu gravir, superbe,
» Les premiers échelons des cieux !

» Il envoyait, âme acharnée,
» Prenant Moscou, prenant Madrid,
» Lutter contre la destinée
» Tous les rêves de son esprit.

» À chaque instant, rentrant en lice,
» Cet homme aux gigantesques pas
» Proposait quelque grand caprice
» À Dieu qui n’y consentait pas.

» Il n’était presque plus un homme.
» Il disait, grave et rayonnant,
» En regardant fixement Rome :
» C’est moi qui règne maintenant !

» Il voulait, héros et symbole,
» Pontife et roi, phare et volcan,
» Faire du Louvre un Capitole
» Et de Saint-Cloud un Vatican.

» César, il eût dit à Pompée :
» Sois fier d’être mon lieutenant !
» On voyait luire son épée
» Au fond d’un nuage tonnant.

» Il voulait, dans les frénésies
» De ses vastes ambitions,
» Faire devant ses fantaisies
» Agenouiller les nations,

» Ainsi qu’en une urne profonde,
» Mêler races, langues, esprits,
» Répandre Paris sur le monde,
» Enfermer le monde en Paris !

» Comme Cyrus dans Babylone,
» Il voulait sous sa large main
» Ne faire du monde qu’un trône
» Et qu’un peuple du genre humain,

» Et bâtir, malgré les huées,
» Un tel empire sous son nom,
» Que Jéhovah dans les nuées
» Fût jaloux de Napoléon ! »

Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance...

Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la sixième partie de L’expiation.

Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance…


Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance… – Le texte

VI

Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance,
Et l’océan rendit son cercueil à la France.

L’homme, depuis douze ans, sous le dôme doré
Reposait, par l’exil et par la mort sacré ;
En paix ! — quand on passait près du monument sombre,
On se le figurait, couronne au front, dans l’ombre,
Dans son manteau semé d’abeilles d’or, muet,
Couché sous cette voûte où rien ne remuait,
Lui, l’homme qui trouvait la terre trop étroite,
Le sceptre en sa main gauche et l’épée en sa droite,
À ses pieds son grand aigle ouvrant l’œil à demi,
Et l’on disait : c’est là qu’est César endormi !

Laissant dans la clarté marcher l’immense ville,
Il dormait ; il dormait confiant et tranquille.

Une nuit, — c’est toujours la nuit dans le tombeau, —

Une nuit, — c’est toujours la nuit dans le tombeau, — – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la septième et dernière partie de L’expiation.

Une nuit, — c’est toujours la nuit dans le tombeau, —


Une nuit, — c’est toujours la nuit dans le tombeau, — – Le texte

VII

Une nuit, — c’est toujours la nuit dans le tombeau, —
Il s’éveilla. Luisant comme un hideux flambeau,
D’étranges visions emplissaient sa paupière ;
Des rires éclataient sous son plafond de pierre ;
Livide, il se dressa ; la vision grandit ;
Ô terreur ! une voix qu’il reconnut, lui dit :

— Réveille-toi. Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène,
L’exil, les rois geôliers, l’Angleterre hautaine
Sur ton lit accoudée à ton dernier moment,
Sire, cela n’est rien. Voici le châtiment :

La voix alors devint âpre, amère, stridente,
Comme le noir sarcasme et l’ironie ardente ;
C’était le rire amer mordant un demi-dieu.

— Sire ! on t’a retiré de ton Panthéon bleu !
Sire ! on t’a descendu de ta haute colonne !
Regarde : des brigands, dont l’essaim tourbillonne,
D’affreux bohémiens, des vainqueurs de charnier
Te tiennent dans leurs mains et t’ont fait prisonnier.
À ton orteil d’airain leur patte infâme touche.
Ils t’ont pris. Tu mourus, comme un astre se couche,
Napoléon le Grand, empereur ; tu renais
Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.
Te voilà dans leurs rangs, on t’a, l’on te harnache.
Ils t’appellent tout haut grand homme, entre eux, ganache.
Ils traînent, sur Paris qui les voit s’étaler,
Des sabres qu’au besoin ils sauraient avaler.
Aux passants attroupés devant leur habitacle,
Ils disent, entends-les : — Empire à grand spectacle !
Le pape est engagé dans la troupe ; c’est bien,
Nous avons mieux ; le czar en est ; mais ce n’est rien,
Le czar n’est qu’un sergent, le pape n’est qu’un bonze.
Nous avons avec nous le bonhomme de bronze !
Nous sommes les neveux du grand Napoléon ! —
Et Fould, Magnan, Rouher, Parieu caméléon,
Font rage. Ils vont montrant un sénat d’automates.
Ils ont pris de la paille au fond des casemates
Pour empailler ton aigle, ô vainqueur d’Iéna !
Il est là, mort, gisant, lui qui si haut plana,
Et du champ de bataille il tombe au champ de foire.
Sire, de ton vieux trône ils recousent la moire.
Ayant dévalisé la France au coin d’un bois,
Ils ont à leurs haillons du sang, comme tu vois,
Et dans son bénitier Sibour lave leur linge.
Toi, lion, tu les suis ; leur maître, c’est le singe.
Ton nom leur sert de lit, Napoléon premier.
On voit sur Austerlitz un peu de leur fumier.
Ta gloire est un gros vin dont leur honte se grise ;
Cartouche essaie et met ta redingote grise ;
On quête des liards dans le petit chapeau ;
Pour tapis sur la table ils ont mis ton drapeau ;
À cette table immonde où le grec devient riche,
Avec le paysan on boit, on joue, on triche.
Tu te mêles, compère, à ce tripot hardi,
Et ta main qui tenait l’étendard de Lodi,
Cette main qui portait la foudre, ô Bonaparte,
Aide à piper les dés et fait sauter la carte.
Ils te forcent à boire avec eux, et Carlier
Pousse amicalement d’un coude familier
Votre majesté, sire, et Piétri dans son antre
Vous tutoie, et Maupas vous tape sur le ventre.
Faussaires, meurtriers, escrocs, forbans, voleurs,
Ils savent qu’ils auront, comme toi, des malheurs ;
Leur soif en attendant vide la coupe pleine,
À ta santé ; Poissy trinque avec Sainte-Hélène.

Regarde ! bals, sabbats, fêtes matin et soir.
La foule au bruit qu’ils font se culbute pour voir ;
Debout sur le tréteau qu’assiège une cohue
Qui rit, bâille, applaudit, tempête, siffle, hue,
Entouré de pasquins agitant leur grelot,
— Commencer par Homère et finir par Callot !
Épopée ! épopée ! oh ! quel dernier chapitre ! —
Près de Troplong paillasse et de Baroche pitre,
Devant cette baraque, abject et vil bazar
Où Mandrin mal lavé se déguise en César,
Riant, l’affreux bandit, dans sa moustache épaisse,
Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse. —

L’horrible vision s’éteignit. – L’empereur,
Désespéré, poussa dans l’ombre un cri d’horreur,
Baissant les yeux, dressant ses mains épouvantées ;
Les Victoires de marbre à la porte sculptées,
Fantômes blancs debout hors du sépulcre obscur,
Se faisaient du doigt signe, et, s’appuyant au mur,
Écoutaient le titan pleurer dans les ténèbres.
Et lui, cria : Démon aux visions funèbres,
Toi qui me suis partout, que jamais je ne vois,
Qui donc es-tu ? — Je suis ton crime, dit la voix. –
La tombe alors s’emplit d’une lumière étrange
Semblable à la clarté de Dieu quand il se venge ;
Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar,
Deux mots dans l’ombre écrits flamboyaient sur César ;
Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère,
Leva sa face pâle et lut : — DIX-HUIT-BRUMAIRE !

Jersey, 30 novembre 1852.

Remarques

Dans un premier temps, j’ai enregistré ce poème fleuve d’une traite, pour en respirer l’intégralité. Il comporte de nombreuses nuances que je vous invite à écouter, vous qui passez par ici. Chaque texte de Victor Hugo que j’enregistre me prouve son infinie palette d’écriture, son sens du rythme, de l’image, de la mise en scène et de la réflexion. Réfléchir permet de diffuser la lumière…
Dans un deuxième temps, j’ai enregistré chacune des sept parties séparément. Il peut arriver que le visiteur ne dispose pas de trente minutes devant lui pour écouter un texte dans son intégralité. Peut-être faudra-t-il que je propose la possibilité de télécharger chaque enregistrement, moyennant une rétribution modique.