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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo, flou, représente un homme au tronc minuscule et aux membres démesurés, possédant trois paires d'yeux, dont deux sur la tête et une, verticale, dans le corps.

XXV. L’enfant, voyant l’aïeule…

L’enfant, voyant l’aïeule… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 364.

L’enfant, voyant l’aïeule… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’enfant, voyant l’aïeule…, un très court poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXIV. Aux arbres et suivi de XXVI. Joies du soir.

L’enfant, voyant l’aïeule…


L’enfant, voyant l’aïeule… – Le texte

XXV


L’enfant, voyant l’aïeule à filer occupée,
Veut faire une quenouille à sa grande poupée.
L’aïeule s’assoupit un peu ; c’est le moment.
L’enfant vient par derrière et tire doucement
Un brin de la quenouille où le fuseau tournoie,
Puis s’enfuit triomphante, emportant avec joie
La belle laine d’or que le safran jaunit,
Autant qu’en pourrait prendre un oiseau pour son nid.

Cauteretz, août 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ombres torturées des douleurs et des combats d'une mère.

XIV. À la mère de l’enfant mort

À la mère de l’enfant mort – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 349.

À la mère de l’enfant mort – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À la mère de l’enfant mort, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIII. La Chouette et suivi de XV. Épitaphe.

À la mère de l’enfant mort


À la mère de l’enfant mort – Le texte

XIV
À la mère de l’enfant mort


Oh ! vous aurez trop dit au pauvre petit ange
Qu’il est d’autres anges là-haut,
Que rien ne souffre au ciel, que jamais rien n’y change,
Qu’il est doux d’y rentrer bientôt ;

Que le ciel est un dôme aux merveilleux pilastres,
Une tente aux riches couleurs,
Un jardin bleu rempli de lys qui sont des astres,
Et d’étoiles qui sont des fleurs ;

Que c’est un lieu joyeux plus qu’on ne saurait dire,
Où toujours, se laissant charmer,
On a les chérubins pour jouer et pour rire,
Et le bon Dieu pour nous aimer ;

Qu’il est doux d’être un cœur qui brûle comme un cierge,
Et de vivre, en toute saison,
Près de l’enfant Jésus et de la Sainte Vierge
Dans une si belle maison !

Et puis vous n’aurez pas assez dit, pauvre mère,
À ce fils si frêle et si doux,
Que vous étiez à lui dans cette vie amère,
Mais aussi qu’il était à vous ;

Que, tant qu’on est petit, la mère sur nous veille,
Mais que plus tard on la défend ;
Et qu’elle aura besoin, quand elle sera vieille,
D’un homme qui soit son enfant ;

Vous n’aurez point assez dit à cette jeune âme
Que Dieu veut qu’on reste ici-bas,
La femme guidant l’homme et l’homme aidant la femme,
Pour les douleurs et les combats ;

Si bien qu’un jour, ô deuil ! irréparable perte !
Le doux être s’en est allé !… —
Hélas ! vous avez donc laissé la cage ouverte,
Que votre oiseau s’est envolé !

Avril 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des ombres torturées de l'abîme de la nature, ou du cœur d'une mère.

XV. Épitaphe

Épitaphe – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 350.

Épitaphe – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Épitaphe, un court poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIV. À la mère de l’enfant mort et suivi de XVI. Le Maître d’études.

Épitaphe


Épitaphe – Le texte

XV
Épitaphe


Il vivait, il jouait, riante créature.
Que te sert d’avoir pris cet enfant, ô nature ?
N’as-tu pas les oiseaux peints de mille couleurs,
Les astres, les grands bois, le ciel bleu, l’onde amère ?
Que te sert d’avoir pris cet enfant à sa mère
Et de l’avoir caché sous des touffes de fleurs ?

Pour cet enfant de plus tu n’es pas plus peuplée,
Tu n’es pas plus joyeuse, ô nature étoilée !
Et le cœur de la mère en proie à tant de soins,
Ce cœur où toute joie engendre une torture,
Cet abîme aussi grand que toi-même, ô nature,
Est vide et désolé pour cet enfant de moins !

Mai 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un arbre qui ploie sous le vent dans la plaine.

XXIX. La Nature

La Nature – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 367.

La Nature – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Nature, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XXVIII. Le poëte et suivi de XXX. Magnitudo parvi.

La Nature


La Nature – Le texte

XXIX
La Nature


— La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre,
C’est l’hiver ; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,
Être dans mon foyer la bûche de Noël ?
— Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.
Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,
Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme.
Aimez, vivez. — Veux-tu, bon arbre, être timon
De charrue ? — Oui, je veux creuser le noir limon,
Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.
Quand le soc a passé, la plaine devient blonde,
La paix aux doux yeux sort du sillon entr’ouvert,
Et l’aube en pleurs sourit. — Veux-tu, bel arbre vert,
Arbre du hallier sombre où le chevreuil s’échappe,
De la maison de l’homme être le pilier ? — Frappe.
Je puis porter les toits, ayant porté les nids.
Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis ;
Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu te recueilles ;
Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.
— Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ?
— Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau.
Le navire est pour moi, dans l’immense mystère,
Ce qu’est pour vous la tombe ; il m’arrache à la terre,
Et, frissonnant, m’emporte à travers l’infini.
J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver est banni,
Et dont plus d’un essaim me parle en son passage.
Pas plus que le tombeau n’épouvante le sage,
Le profond océan, d’obscurité vêtu,
Ne m’épouvante point : oui, frappe. — Arbre, veux-tu
Être gibet ? — Silence, homme ! va-t’en, cognée !
J’appartiens à la vie, à la vie indignée !
Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons !
Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j’abrite les pervenches ;
Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !
Arrière ! Hommes, tuez ! ouvriers du trépas,
Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes,
Vous chercher un complice au milieu des grands chênes !
Ne faites pas servir à vos crimes, vivants,
L’arbre mystérieux à qui parlent les vents !
Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres.
Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres.
Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts.
À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,
Accouplez l’échafaud et le supplice ; faites.
Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes
Le malheureux, chargé de fautes et de maux.
Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux !

Janvier 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le visage d'une jeune fille regardant vers le bas, les cheveux volant dans le vent.

IX. Jeune fille, la grâce emplit…

Jeune fille, la grâce emplit… – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 344.

Jeune fille, la grâce emplit… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Jeune fille, la grâce emplit…, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de VIII. Je lisais. Que lisais-je ?… et suivi de X. Amour.

Jeune fille, la grâce emplit…


Jeune fille, la grâce emplit… – Le texte

IX


Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans.
Ton regard dit : Matin, et ton front dit : Printemps.
Il semble que ta main porte un lys invisible.
Don Juan te voit passer et murmure : Impossible ! —
Sois belle. Sois bénie, enfant, dans ta beauté.
La nature s’égaie à toute ta clarté ;
Tu fais une lueur sous les arbres ; la guêpe
Touche ta joue en fleur de son aile de crêpe ;
La mouche à tes yeux vole ainsi qu’à des flambeaux.
Ton souffle est un encens qui monte au ciel. Lesbos
Et les marins d’Hydra, s’ils te voyaient sans voiles,
Te prendraient pour l’Aurore aux cheveux pleins d’étoiles.
Les êtres de l’azur froncent leur pur sourcil
Quand l’homme, spectre obscur du mal et de l’exil,
Ose approcher ton âme, aux rayons fiancée.
Sois belle. Tu te sens par l’ombre caressée,
Un ange vient baiser ton pied quand il est nu,
Et c’est ce qui te fait ton sourire ingénu.

Février 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un astre sortant de l'ombre d'où il est issu, et y retournant.

XII. Explication

Explication – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 346.

Explication – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Explication, un poème du recueil Les Contemplations, du livre Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XI. ? et suivi de XIII. La Chouette.

Explication


Explication – Le texte

XII
Explication


La terre est au soleil ce que l’homme est à l’ange.
L’un est fait de splendeur ; l’autre est pétri de fange.
Toute étoile est soleil ; tout astre est paradis.
Autour des globes purs sont les mondes maudits ;
Et dans l’ombre, où l’esprit voit mieux que la lunette,
Le soleil paradis traîne l’enfer planète.
L’ange habitant de l’astre est faillible ; et, séduit,
Il peut devenir l’homme habitant de la nuit.
Voilà ce que le vent m’a dit sur la montagne.

Tout globe obscur gémit ; toute terre est un bagne
Où la vie en pleurant, jusqu’au jour du réveil,
Vient écrouer l’esprit qui tombe du soleil.
Plus le globe est lointain, plus le bagne est terrible.
La mort est là, vannant les âmes dans un crible,
Qui juge, et, de la vie invisible témoin,
Rapporte l’ange à l’astre ou le jette plus loin.

Ô globes sans rayons et presque sans aurores !
Énorme Jupiter fouetté de météores,
Mars qui semble de loin la bouche d’un volcan,
Ô nocturne Uranus, ô Saturne au carcan !
Châtiments inconnus ! rédemptions ! mystères !
Deuils ! ô lunes encor plus mortes que les terres !
Il souffrent ; ils sont noirs ; et qui sait ce qu’ils font ?
L’ombre entend par moments leur cri rauque et profond,
Comme on entend, le soir, la plainte des cigales.
Mondes spectres, tirant des chaînes inégales,
Ils vont, blêmes, pareils au rêve qui s’enfuit.
Rougis confusément d’un reflet dans la nuit,
Implorant un messie, espérant des apôtres,
Seuls, séparés, les uns en arrière des autres,
Tristes, échevelés par des souffles hagards,
Jetant à la clarté de farouches regards,
Ceux-ci, vagues, roulant dans les profondeurs mornes,
Ceux-là, presque engloutis dans l’infini sans bornes,
Ténébreux, frissonnants, froids, glacés, pluvieux,
Autour du paradis ils tournent envieux ;
Et, du soleil, parmi les brumes et les ombres,
On voit passer au loin toutes ces faces sombres.

Novembre 1840.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ruines englouties d'une cité (peut-être la pensée humaine ?) qui semble flotter entre deux eaux.

XIX. Baraques de la foire

Baraques de la foire – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 356.

Baraques de la foire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Baraques de la foire, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Intérieur et suivi de XX. Insomnie.

Baraques de la foire

Baraques de la foire – Le texte

XIX
Baraques de la foire


Lion ! J’étais pensif, ô bête prisonnière,
Devant la majesté de ta grave crinière ;
Du plafond de ta cage elle faisait un dais.
Nous songions tous les deux, et tu me regardais.
Ton regard était beau, lion. Nous autres hommes,
Le peu que nous faisons et le rien que nous sommes
Emplit notre pensée, et dans nos regards vains
Brillent nos plans chétifs que nous croyons divins,
Nos vœux, nos passions que notre orgueil encense,
Et notre petitesse, ivre de sa puissance ;
Et, bouffis d’ignorance ou gonflés de venin,
Notre prunelle éclate et dit : Je suis ce nain !
Nous avons dans nos yeux notre moi misérable.
Mais la bête qui vit sous le chêne et l’érable,
Qui paît le thym, ou fuit dans les halliers profonds,
Qui dans les champs, où nous, hommes, nous étouffons,
Respire, solitaire, avec l’astre et la rose,
L’être sauvage, obscur et tranquille qui cause
Avec la roche énorme et les petites fleurs,
Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs,
Plonge son mufle roux aux herbes non foulées,
La brute qui rugit sous les nuits constellées,
Qui rêve, et dont les pas fauves et familiers
De l’antre formidable ébranlent les piliers,
Et qui se sent à peine en ces profondeurs sombres,
A sous son fier sourcil les monts, les vastes ombres,
Les étoiles, les prés, le lac serein, les cieux,
Et le mystère obscur des bois silencieux,
Et porte en son œil calme, où l’infini commence,
Le regard éternel de la nature immense.

Juin 1842.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une source qui semble sortir d'une bouche ouverte en un cri, qui pourrait être celui de Munch.

VI. La source

La source – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 341.

La source – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La source, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de V. Quia pulvis es et suivi de VII. La Statue.

La source


La source – Le texte

VI
La source


Un lion habitait près d’une source ; un aigle
Y venait boire aussi.
Or, deux héros, un jour, deux rois — souvent Dieu règle
La destinée ainsi —

Vinrent à cette source où des palmiers attirent
Le passant hasardeux,
Et, s’étant reconnus, ces hommes se battirent
Et tombèrent tous deux.

L’aigle, comme ils mouraient, vint planer sur leurs têtes,
Et leur dit, rayonnant :
— Vous trouviez l’univers trop petit, et vous n’êtes
Qu’une ombre maintenant !

Ô princes ! et vos os, hier pleins de jeunesse,
Ne seront plus demain
Que des cailloux mêlés, sans qu’on les reconnaisse,
Aux pierres du chemin !

Insensés ! à quoi bon cette guerre âpre et rude,
Ce duel, ce talion ?… —
Je vis en paix, moi, l’aigle, en cette solitude,
Avec lui, le lion.

Nous venons tous deux boire à la même fontaine,
Rois dans les mêmes lieux ;
Je lui laisse le bois, la montagne et la plaine,
Et je garde les cieux.

Octobre 1846.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un chouette qui louche, étendant ses ailes, sur un arbre mort, devant une ruine ou une habitation délabrée. Saturne est cachée dans le ciel.

III. Saturne

Saturne – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et le rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 337.

Saturne – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Saturne, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de II. Melancholia et suivi de IV. Écrit au bas d’un crucifix.

Saturne


Saturne – Le texte

III
Saturne

I

Il est des jours de brume et de lumière vague,
Où l’homme, que la vie à chaque instant confond,
Étudiant la plante, ou l’étoile, ou la vague,
S’accoude au bord croulant du problème sans fond ;

Où le songeur, pareil aux antiques augures,
Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyant surprit,
Médite en regardant fixement les figures
Qu’on a dans l’ombre de l’esprit ;

Où, comme en s’éveillant on voit, en reflets sombres,
Des spectres du dehors errer sur le plafond,
Il sonde le destin, et contemple les ombres
Que nos rêves jetés parmi les choses font !

Des heures où, pourvu qu’on ait à sa fenêtre
Une montagne, un bois, l’océan qui dit tout,
Le jour prêt à mourir ou l’aube prête à naître,
En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nous abandonnent,
Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,
Éclore des clartés effrayantes qui donnent
Des éblouissements à l’œil intérieur ;

De sorte qu’une fois que ces visions glissent
Devant notre paupière en ce vallon d’exil,
Elles n’en sortent plus et pour jamais emplissent
L’arcade sombre du sourcil !

II

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures de doute
Où l’un trouve le calme et l’autre le remords,
Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute
Que je songe souvent à ce que font les morts ;

Et que j’en suis venu — tant la nuit étoilée
A fatigué de fois mes regards et mes vœux,
Et tant une pensée inquiète est mêlée
Aux racines de mes cheveux ! —

À croire qu’à la mort, continuant sa route,
L’âme, se souvenant de son humanité,
Envolée à jamais sous la céleste voûte,
À franchir l’infini passait l’éternité !

Et que les morts voyaient l’extase et la prière,
Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore,
Et qu’ils étaient pareils à la mouche ouvrière,
Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,
Semble une âme visible en ce monde réel,
Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes,
Leur laisse le parfum en leur prenant le miel !

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcre même,
Nous irions tous un jour, dans l’espace vermeil,
Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,
Vers à vers, soleil à soleil !

Admirer tout système en ses formes fécondes,
Toute création dans sa variété,
Et, comparant à Dieu chaque face des mondes,
Avec l’âme de tout confronter leur beauté !

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,
Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il ait pleuré.
Tous ! hormis les méchants, dont les esprits infâmes
Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire,
Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir,
Châtiés à la fois par le ciel et la terre,
Par l’aspiration et par le souvenir !

III

Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres !
Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit !
Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres !
Enfer fait d’hiver et de nuit !

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.
Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,
font, dans son ciel d’airain, deux arches monstrueuses
D’où tombe une éternelle et profonde terreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de sa toile,
Il tient sept lunes d’or qu’il lie à ses essieux ;
Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’une étoile,
Se perd, sinistre, au fond des cieux !

Les autres univers, l’entrevoyant dans l’ombre,
Se sont épouvantés de ce globe hideux.
Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sans nombre
En le voyant errer formidable autour d’eux.

IV

Oh ! ce serait vraiment un mystère sublime
Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau,
Qui flamboie à nos yeux ouvert comme un abîme,
Fût l’intérieur du tombeau !

Que tout se révélât à nos paupières closes !
Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !…
Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses ?
Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.

V

Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,
Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,
Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère
Ont fait des songes comme moi ;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète
Voyait, pour son regard plein d’étranges rayons,
Par la même fêlure aux réalités faite,
S’ouvrir le monde obscur des pâles visions ;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuit recule,
Ces sages que jamais l’homme, hélas, ne comprit,
Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule
Le trouble de leur sombre esprit ;

Tandis que l’eau sortait des sources cristallines,
Et que les grands lions, de moments en moments,
Vaguement apparus au sommet des collines,
Poussaient dans le désert de longs rugissements !

Avril 1839.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'intérieur de l'enfer (de Dante ?). On aperçoit, en haut à gauche, une ouverture et, en bas à droite, des corps allongés.

I. Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 329.

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia, premier poème du livre troisième, intitulé Les Luttes et les rêves, du recueil Les Contemplations, de Victor Hugo.
Il est suivi de II. Melancholia.

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia

Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia – Le texte

I
Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia


Un soir, dans le chemin je vis passer un homme
Vêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,
Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.
Ce passant s’arrêta, fixant sur moi ses yeux
Brillants, et si profonds qu’ils en étaient sauvages,
Et me dit : « J’ai d’abord été, dans les vieux âges,
« Une haute montagne emplissant l’horizon ;
« Puis, âme encore aveugle et brisant ma prison,
« Je montai d’un degré dans l’échelle des êtres,
« Je fus un chêne, et j’eus des autels et des prêtres,
« Et je jetai des bruits étranges dans les airs ;
« Puis je fus un lion rêvant dans les déserts,
« Parlant à la nuit sombre avec sa voix grondante ;
« Maintenant, je suis homme, et je m’appelle Dante. »

Juillet 1843.