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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un "bois plein de rêverie", avec de hautes herbes, un tronc qui s'élance vers le ciel et des fleurs des champs.

XXI. L’oubli

L’oubli – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 964.

L’oubli – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’oubli, poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo, qui clôt la partie VI. L’Éternel Petit Roman du Livre premier : Jeunesse.
Il est précédé de XX. Lettre.

L’oubli


L’oubli – Le texte

XXI
L’oubli


Autrefois inséparables,
Et maintenant séparés.
Gaie, elle court dans les prés,
La belle aux chants adorables ;

La belle aux chants adorés,
Elle court dans la prairie ;
Les bois pleins de rêverie
De ses yeux sont éclairés.

Apparition exquise !
Elle marche en soupirant,
Avec cet air conquérant
Qu’on a quand on est conquise.

La Toilette, cet esprit,
Cette déesse grisette,
Qu’adore en chantant Lisette,
À qui Minerve sourit,

Pour la faire encor plus belle
Que ne l’avait faite Dieu,
Pour que le vague oiseau bleu
Sur son front batte de l’aile,

A sur cet ange câlin
Épuisé toute sa flore,
Les lys, les roses, l’aurore,
Et la maison Gagelin.

Soubrette divine et leste,
La Toilette au doigt tremblant
A mis un frais chapeau blanc
Sur ce flamboiement céleste.

Regardez-la maintenant.
Que cette belle est superbe !
Le cœur humain comme l’herbe
Autour d’elle est frissonnant.

Oh ! la fière conquérante !
Le grand œil mystérieux !
Prévost craint pour Desgrieux,
Molière a peur pour Dorante.

Elle a l’air, dans la clarté
Dont elle est toute trempée,
D’une étincelle échappée
À l’idéale beauté.

Ô grâce surnaturelle !
Il suffit, pour qu’on soit fou,
Qu’elle ait un ruban au cou,
Qu’elle ait un chiffon sur elle.

Ce chiffon charmant soudain
Aux rayons du jour ressemble,
Et ce ruban sacré semble
Avoir fleuri dans l’Éden.

Elle serait bien fâchée
Qu’on ne vît pas dans ses yeux
Que de la coupe des cieux
Sa lèvre s’est approchée,

Qu’elle veut vaincre et charmer,
Et que c’est là sa manière,
Et qu’elle est la prisonnière
Du doux caprice d’aimer.

Elle sourit, et, joyeuse,
Parle à son nouvel amant
Avec le chuchotement
D’une abeille dans l’yeuse.

— Prends mon âme et mes vingt ans.
Je n’aime que toi ! dit-elle. —
Ô fille d’Ève éternelle,
Ô femme aux cheveux flottants,

Ton roman sans fin s’allonge ;
Pendant qu’aux plaisirs tu cours,
Et que, te croyant toujours
Au commencement du songe,

Tu dis en baissant la voix :
— Pour la première fois, j’aime ! —
L’amour, ce moqueur suprême,
Rit, et compte sur ses doigts.

Et, sans troubler l’aventure
De la belle aux cheveux d’or,
Sur ce cœur, si neuf encor,
L’amour fait une rature.

Et l’ancien amant ? Pâli,
Brisé, sans doute à cette heure,
Il se désespère et pleure…
Écoutez ce hallali.

Passez les monts et les plaines ;
La curée est dans les bois ;
Les chiens mêlent leurs abois,
Les fleurs mêlent leurs haleines ;

Le voyez-vous ? Le voilà.
Il est le centre. Il flamboie.
Il luit. Jamais plus de joie
Dans plus d’orgueil ne brilla.

Il brille au milieu des femmes,
Tous les yeux lui disant oui,
Comme un astre épanoui
Dans un triomphe de flammes.

Il cherche en face de lui
Un sourire peu sévère,
Il chante, il lève son verre,
Éblouissant, ébloui.

Tandis que ces gaîtés franches
Tourbillonnent à sa voix,
Elle, celle d’autrefois,
Là-bas, bien loin, sous les branches,

Dans les taillis hasardeux,
Aime, adore, se recueille,
Et, près de l’autre, elle effeuille
Une marguerite à deux.

Fatal cœur, comme tu changes !
Lui sans elle, elle sans lui !
Et sur leurs fronts sans ennui
Ils ont la clarté des anges.

Le séraphin à l’œil pur
Les verrait avec envie,
Tant à leur âme ravie
Se mêle un profond azur !

Sur ces deux bouches il semble
Que le ciel met son frisson ;
Sur l’une erre la chanson.
Sur l’autre le baiser tremble.

Ces êtres s’aimaient jadis ;
Mais qui viendrait le leur dire
Ferait éclater de rire
Ces bouches du paradis.

Les baisers de l’autre année,
Où sont-ils ? Quoi ! nul remord !
Non ! tout cet avril est mort,
Toute cette aube est fanée.

Bah ! le baiser, le serment,
Rien de tout cela n’existe.
Le myosotis, tout triste,
Y perdrait son allemand.

Elle ! à travers ses longs voiles,
Que son regard est charmant !
Lui ! comme il jette gaîment
Sa chanson dans les étoiles !

Qu’elle est belle ! Qu’il est beau !
Le morne oubli prend dans l’ombre,
Par degrés, l’épaisseur sombre
De la pierre du tombeau.

Remarque

Gagelin était une maison de soieries et de cachemire.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le donjon d'un château, avec ses tourelles, qui surgissent dans un bois, cachant un monstre "dans ces buissons".

XIX. Réponse à l’esprit des bois

Réponse à l’esprit des bois – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 961.

Réponse à l’esprit des bois – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Réponse à l’esprit des bois, poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVIII. Dénonciation de l’esprit des bois, et suivi de XX. Lettre.

Réponse à l’esprit des bois


Réponse à l’esprit des bois – Le texte

XIX
Réponse à l’esprit des bois


Nain qui me railles,
Gnome aperçu
Dans les broussailles,
Ailé, bossu ;

Face moisie,
Sur toi, boudeur,
La poésie
Tourne en laideur.

Magot de l’Inde,
Dieu d’Abydos,
Ce mont, le Pinde,
Est sur ton dos.

Ton nom est Fable.
Ton boniment
Quelquefois hâble
Et toujours ment.

Ta verve est faite
De ton limon,
Et le poëte
Sort du démon.

Monstre apocryphe,
Trouble-raisons,
On sent ta griffe
Dans ces buissons.

Tu me dénonces
Un rendez-vous,
Ô fils des ronces,
Frère des houx,

Et ta voix grêle
Vient accuser
D’un sourire, elle,
Lui, d’un baiser.

Quel vilain rôle !
Je n’en crois rien,
Vieux petit drôle
Aérien.

Reprends ta danse,
Spectre badin ;
Reçois quittance
De mon dédain

Où j’enveloppe
Tous tes aïeux
Depuis Ésope
Jusqu’à Mayeux.

Remarque

Mayeux : figure de petit-bourgeois vaniteux inventé par le caricaturiste Charles Traviès ((1804-1859). Évoqué par Hugo dans Les Misérables et dans La Forêt mouillée.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les tours d'un château qui apparaissent dans un bois, où le "ciel charmant se mire à la source".

XVIII. Dénonciation de l’esprit des bois

Dénonciation de l’esprit des bois – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 960.

Dénonciation de l’esprit des bois – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Dénonciation de l’esprit des bois, poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVII. À un visiteur parisien, et suivi de XIX. Réponse à l’esprit des bois.

Dénonciation de l’esprit des bois


Dénonciation de l’esprit des bois – Le texte

XVIII
Dénonciation de l’esprit des bois


J’ai vu ton ami, j’ai vu ton amie ;
Mérante et Rosa ; vous n’étiez point trois.
Fils, ils ont produit une épidémie
De baisers parmi les nids de mon bois.

Ils étaient contents, le diable m’emporte !
Tu n’étais point là. Je les regardais.
Jadis on trompait Jupin de la sorte ;
Car parfois un dieu peut être un dadais.

Moi je suis très laid, j’ai l’épaule haute,
Mais, bah ! quand je peux, je ris de bon cœur.
Chacun a sa part ; on plane, je saute ;
Vous êtes les beaux, je suis le moqueur.

Quand le ciel charmant se mire à la source,
Quand les autres ont l’âme et le baiser,
Faire la grimace est une ressource.
N’étant pas heureux, il faut s’amuser.

Je dois t’avertir qu’un bois souvent couvre
Des détails, piquants pour Brantôme et Grimm,
Que les yeux sont faits pour qu’on les entr’ouvre,
Fils, et qu’une absence est un intérim.

Un cœur parfois trompe et se désabonne.
Qui veille a raison. Dieu, ce grand Bréguet,
Fit la confiance, et, la trouvant bonne,
L’améliora par un peu de guet.

Tu serais marmotte ou l’un des Quarante
Que tu ne pourrais dormir mieux que ça
Pendant que Rosa sourit à Mérante,
Pendant que Mérante embrasse Rosa.

Remarque

Bréguet, Abraham de son prénom, était un horloger et mécanicien célèbre, qui vécut de 1747 à 1823.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la campagne, avec un village, et une tour au premier plan. Une ombre étrange apparaît dans le coin supérieur droit.

XVII. À un visiteur parisien

À un visiteur parisien – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 958.

À un visiteur parisien – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À un visiteur parisien, poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.
Il est précédé de XVI. Les trop heureux, et suivi de XVIII. Dénonciation de l’esprit des bois.

À un visiteur parisien


À un visiteur parisien – Le texte

XVII
À un visiteur parisien

Domremy, 182..


Moi, que je sois royaliste !
C’est à peu près comme si
Le ciel devait rester triste
Quand l’aube a dit : Me voici !

Un roi, c’est un homme équestre,
Personnage à numéro,
En marge duquel de Maistre
Écrit : Roi, lisez : Bourreau.

Je n y crois plus. Est-ce un crime
Que d’avoir, par ma cloison,
Vu ce point du jour sublime,
Le lever de la raison !

J’étais jadis à l’école
Chez ce pédant, le Passé ;
J’ai rompu cette bricole ;
J’épelle un autre A B C.

Mon livre, ô fils de Lutèce,
C’est la nature, alphabet
Où le lys n’est point altesse,
Où l’arbre n’est point gibet.

Maintenant, je te l’avoue,
Je ne crois qu’au droit divin
Du cœur, de l’enfant qui joue,
Du franc rire et du bon vin.

Puisque tu me fais visite
Sous mon chaume, à Domremy,
À toi le grec, moi le scythe,
J’ouvre mon âme à demi…

Pas tout à fait. — La feuillée
Doit voiler le carrefour,
Et la porte entre-bâillée
Convient au timide amour.

J’aime, en ces bois que j’habite,
L’aurore ; et j’ai dans mon trou
Pour pareil, le cénobite,
Pour contraire, le hibou.

Une femme me fascine ;
Comme Properce, j’entends
Une flûte tibicine
Dans les branches du printemps.

J’ai pour jeu la poésie ;
J’ai pour torture un minois,
Vieux style, et la jalousie,
Ce casse-tête chinois.

Je suis fou d’une charmeuse,
De Paris venue ici,
Dont les saules de la Meuse
Sont tous amoureux aussi.

Je l’ai suivie en Sologne,
Je la suis à Vaucouleurs.
Mon cœur rit, ma raison grogne,
Et me voilà dans les fleurs.

Je l’ai nommée Euryanthe.
J’en perds l’âme et l’appétit.
Circonstance atténuante :
Elle a le pied très petit.

Plains-moi. Telle est ma blessure.
Cela dit, amusons-nous.
Oublions tout, la censure,
Rome, et l’abbé Frayssinous.

Cours les bals, danse aux kermesses.
Les filles ont de la foi ;
Fais-toi tenir les promesses
Qu’elles m’ont faites à moi.

Ris, savoure, aime, déguste,
Et, libres, narguons un peu
Le roi, ce faux nez auguste
Que le prêtre met à Dieu.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le sommet d'un vase, décoré de motifs circulaires, et son bec verseur.

VIII. Le lendemain

Le lendemain – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 908.

Le lendemain – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le lendemain, un poème de la section IV. Pour d’autres, du Livre premier : Jeunesse, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé de VII. Choses écrites à Créteil et suivi de IX. Fuis l’éden des ange déchus…, non encore enregistré sur ce site.

Le lendemain


Le lendemain – Le texte

VIII
Le lendemain


Un vase, flanqué d’un masque,
En faïence de Courtrai,
Vieille floraison fantasque
Où j’ai mis un rosier vrai,

Sur ma fenêtre grimace,
Et, quoiqu’il soit assez laid,
Ce matin, du toit d’en face,
Un merle ami lui parlait.

Le merle, oiseau leste et braque,
Bavard jamais enrhumé,
Est pitre dans la baraque
Toute en fleurs, du mois de mai.

Il contait au pot aux roses
Un effronté boniment,
Car il faut de grosses choses
Pour faire rire un Flamand.

Sur une patte, et l’air farce,
Et comme on vide un panier,
Il jetait sa verve éparse
De son toit à mon grenier.

Gare au mauvais goût des merles !
J’omets ses propos hardis ;
Son bec semait peu de perles ;
Et moi, rêveur, je me dis :

La minute est opportune ;
Je suis à m’éprendre enclin ;
Puisque j’ai cette fortune
De rencontrer un malin,

Il faut que je le consulte
Sur ma conquête d’hier.
Et je criai : — Merle adulte,
Sais-tu pourquoi je suis fier ?

Il dit, gardant sa posture,
Semblable au diable boiteux :
— C’est pour la même aventure
Dont Gros-Guillaume est honteux.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo est abstrait. Une ligne pâteuse et oblique part du coin inférieur gauche jusqu'au tiers (bas) de la bordure de droite. Elle semble émerger d'une grosse tâche (une "auréole ?" dont le centre serait sur la bordure gauche, au tiers en partant du bas.

I. Paulo minora canamusÀ un ami

Paulo minora canamus – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseII. Les Complications de l’idéal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 859.

Paulo minora canamus – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Paulo minora canamus, premier poème de II. Les Complications de l’idéal, du Livre premier : Jeunesse, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.

Paulo minora canamus


Paulo minora canamus – Le texte

I
Paulo minora canamus
À un ami


C’est vrai, pour un instant je laisse
Tous nos grands problèmes profonds ;
Je menais des monstres en laisse,
J’errais sur le char des griffons.

J’en descends, je mets pied à terre ;
Plus tard, demain, je pousserai
Plus loin encor dans le mystère
Les strophes au vol effaré.

Mais l’aigle aujourd’hui me distance ;
(Sois tranquille, aigle, on t’atteindra !)
Ma strophe n’est plus qu’une stance ;
Meudon remplace Denderah.

Je suis avec l’onde et le cygne,
Dans les jasmins, dans floréal,
Dans juin, dans le blé, dans la vigne,
Dans le grand sourire idéal.

Je sors de l’énigme et du songe.
La mort, le joug, le noir, le bleu,
L’échelle des êtres qui plonge
Dans ce gouffre qu’on nomme Dieu ;

Les vastes profondeurs funèbres,
L’abîme infinitésimal,
La sombre enquête des ténèbres,
Le procès que je fais au mal ;

Mes études sur tout le bagne,
Sur les juifs, sur les esclavons ;
Mes visions sur la montagne ;
J’interromps tout cela ; vivons.

J’ajourne cette œuvre insondable ;
J’ajourne Méduse et Satan ;
Et je dis au sphinx formidable :
Je parle à la rose, va-t’en.

Ami, cet entr’acte te fâche.
Qu’y faire ? Les bois sont dorés ;
Je mets sur l’affiche : Relâche ;
Je vais rire un peu dans les prés.

Je m’en vais causer dans la loge
D’avril, ce portier de l’été.
Exiges-tu que j’interroge
Le bleuet sur l’éternité ?

Faut-il qu’à l’abeille en ses courses,
Au lys, au papillon qui fuit,
À la transparence des sources,
Je montre le front de la nuit ?

Faut-il, effarouchant les ormes,
Les tilleuls, les joncs, les roseaux,
Pencher les problèmes énormes
Sur le nid des petits oiseaux ?

Mêler l’abîme à la broussaille ?
Mêler le doute à l’aube en pleurs ?
Quoi donc ! ne veux-tu pas que j’aille
Faire la grosse voix aux fleurs ?

Sur l’effrayante silhouette
Des choses que l’homme entrevoit,
Vais-je interpeller l’alouette
Perchée aux tuiles de mon toit ?

Ne serai-je pas à cent lieues
Du bon sens, le jour où j’irai
Faire expliquer aux hochequeues
Le latin du Dies Iræ ?

Quand, de mon grenier, je me penche
Sur la laveuse qu’on entend,
Joyeuse, dans l’écume blanche
Plonger ses coudes en chantant,

Veux-tu que, contre cette sphère
De l’infini sinistre et nu,
Où saint Jean frémissant vient faire
Des questions à l’Inconnu,

Contre le globe âpre et sans grèves,
Sans bornes, presque sans espoir,
Où la vague foudre des rêves
Se prolonge dans le ciel noir,

Contre l’astre et son auréole,
Contre l’immense que-sait-on,
Je heurte la bulle qui vole
Hors du baquet de Jeanneton ?

Remarques

Paulo minora canamus signifie « Chantons des sujets plus humbles ». Contrepied de Hugo par rapport à Virgile qui écrivait : Paulo majora canamus.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un coq poussant son cri entre la campagne et la ville qu'il domine de toute sa hauteur.

IV. Le poëte bat aux champs

Le poëte bat aux champs – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 848.

Le poëte bat aux champs – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le poëte bat aux champs, un poème du Livre premier : Jeunesse, I. Floréal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo. Exceptionnellement, je vous propose deux versions de ce texte. Dans Autre remarque, tout en bas de la page, je vous explique pourquoi.
Il est précédé par III. ΨYXH et suivi de V. Interruption à une lecture de Platon.

Le poëte bat aux champs – Première version


Le poëte bat aux champs – Deuxième version


Le poëte bat aux champs – Le texte

IV
Le poëte bat aux champs

I

Aux champs, compagnons et compagnes !
Fils, j’élève à la dignité
De géorgiques les campagnes
Quelconques où flambe l’été !

Flamber, c’est là toute l’histoire
Du cœur, des sens, de la saison.
Et de la pauvre mouche noire
Que nous appelons la raison.

Je te fais molosse, ô mon dogue !
L’acanthe manque ? j’ai le thym.
Je nomme Vaugirard églogue ;
J’installe Amyntas à Pantin.

La nature est indifférente
Aux nuances que nous créons
Entre Gros-Guillaume et Dorante ;
Tout pampre a ses Anacréons.

L’idylle volontiers patoise.
Et je ne vois point que l’oiseau
Préfère Haliarte à Pontoise
Et Coronée à Palaiseau.

Les plus beaux noms de la Sicile
Et de la Grèce ne font pas
Que l’âne au fouet soit plus docile,
Que l’amour fuie à moins grand pas.

Les fleurs sont à Sèvre aussi fraîches
Que sur l’Hybla, cher au sylvain ;
Montreuil mérite avec ses pêches
La garde du dragon divin.

Marton nue est Phyllis sans voiles ;
Fils, le soir n’est pas plus vermeil,
Sous son chapeau d’ombre et d’étoiles,
À Banduse qu’à Montfermeil.

Bercy pourrait griser sept sages ;
Les Auteuils sont fils des Tempés ;
Si l’Ida sombre a des nuages,
La guinguette a des canapés.

Rien n’est haut ni bas ; les fontaines
Lavent la pourpre et le sayon ;
L’aube d’Ivry, l’aube d’Athènes,
Sont faites du même rayon.

J’ai déjà dit parfois ces choses,
Et toujours je les redirai ;
Car du fond de toutes les proses
Peut s’élancer le vers sacré.

Si Babet a la gorge ronde,
Babet égale Pholoé.
Comme Chypre la Beauce est blonde,
Larifla descend d’Évohé.

Toinon, se baignant sur la grève,
A plus de cheveux sur le dos
Que la Callyrhoé qui rêve
Dans le grand temple d’Abydos.

Çà, que le bourgeois fraternise
Avec les satyres cornus !
Amis, le corset de Denise
Vaut la ceinture de Vénus.

II

Donc, fuyons Paris ! plus de gêne !
Bergers, plantons là Tortoni !
Allons boire à la coupe pleine
Du printemps, ivre d’infini.

Allons fêter les fleurs exquises,
Partons ! quittons, joyeux et fous,
Pour les dryades, les marquises,
Et pour les faunes, les voyous !

Plus de bouquins, point de gazettes !
Je hais cette submersion.
Nous irons cueillir des noisettes
Dans l’été, fraîche vision.

La banlieue, amis, peut suffire.
La fleur, que Paris souille, y naît.
Flore y vivait avec Zéphire
Avant de vivre avec Brunet.

Aux champs les vers deviennent strophes ;
À Paris, l’étang, c’est l’égout.
Je sais qu’il est des philosophes
Criant très haut : — « Lutèce est tout !

« Les champs ne valent pas la ville ! »
Fils, toujours le bon sens hurla
Quand Voltaire à Damilaville
Dit ces calembredaines-là.

III

Aux champs, la nuit est vénérable,
Le jour rit d’un rire enfantin ;
Le soir berce l’orme et l’érable,
Le soir est beau ; mais le matin,

Le matin, c’est la grande fête ;
C’est l’auréole où la nuit fond,
Où le diplomate a l’air bête,
Où le bouvier a l’air profond.

La fleur d’or du pré d’azur sombre,
L’astre, brille au ciel clair encor ;
En bas, le bleuet luit dans l’ombre,
Étoile bleue en un champ d’or.

L’oiseau court, les taureaux mugissent ;
Les feuillages sont enchantés ;
Les cercles du vent s’élargissent
Dans l’ascension des clartés.

L’air frémit ; l’onde est plus sonore ;
Toute âme entr’ouvre son secret ;
L’univers croit, quand vient l’aurore,
Que sa conscience apparaît.

IV

Quittons Paris et ses casernes.
Plongeons-nous, car les ans sont courts,
Jusqu’aux genoux dans les luzernes
Et jusqu’au cœur dans les amours.

Joignons les baisers aux spondées ;
Souvenons-nous que le hautbois
Donnait à Platon des idées
Voluptueuses, dans les bois.

Vanve a d’indulgentes prairies ;
Ville-d’Avray ferme les yeux
Sur les douces gamineries
Des cupidons mystérieux.

Là, les Jeux, les Ris, et les Farces
Poursuivent, sous les bois flottants,
Les chimères de joie éparses
Dans la lumière du printemps.

L’onde à Triel est bucolique ;
Asnière a des flux et reflux
Où vogue l’adorable clique
De tous ces petits dieux joufflus.

Le sel attique et l’eau de Seine
Se mêlent admirablement.
Il n’est qu’une chose malsaine,
Jeanne, c’est d’être sans amant.

Que notre ivresse se signale !
Allons où Pan nous conduira.
Ressuscitons la bacchanale,
Cette aïeule de l’opéra.

Laissons, et même envoyons paître
Les bœufs, les chèvres, les brebis,
La raison, le garde-champêtre !
Fils, avril chante, crions bis !

Qu’à Gif, grâce à nous, le notaire
Et le marguillier soient émus,
Fils, et qu’on entende à Nanterre
Les vagues flûtes de l’Hémus !

Acclimatons Faune à Vincenne,
Sans pourtant prendre pour conseil
L’immense Aristophane obscène,
Effronté comme le soleil.

Rions du maire, ou de l’édile ;
Et mordons, en gens convaincus,
Dans cette pomme de l’idylle
Où l’on voit les dents de Moschus.

Remarques

Situer le berger Amyntas à Pantin conduit à la juxtaposition de noms consacrés par la littérature gréco-latine et de noms familiers. Elle illustre le dessein poétique énoncé dans la première strophe.
Pholoé est le nom d’une montagne ; Larifla est un nom inventé dans une chanson badine ; Évohé est le cri que lancent les bacchantes.

Autre remarque

Je vous ai proposé deux versions de ce poème car, dans la première, j’ai fait un petit lapsus…
Qui découvrira ce lapsus ?
D’autre part, quelle version préférez-vous ?

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le décolleté, et un sein nu, d'une femme dont on ne voit pas la "main colère".

VI. Quand les guignes furent mangées…

Quand les guignes furent mangées… – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 853.

Quand les guignes furent mangées… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Quand les guignes furent mangées…, un poème du Livre premier : Jeunesse, I. Floréal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé par V. Interruption à une lecture de Platon et suivi de VII. Genio Libri, non encore enregistré sur ce site.

Quand les guignes furent mangées…


Quand les guignes furent mangées… – Le texte

VI


Quand les guignes furent mangées,
Elle s’écria tout à coup :
— J’aimerais bien mieux des dragées.
Est-il ennuyeux, ton Saint-Cloud !

On a grand soif ; au lieu de boire,
On mange des cerises ; voi,
C’est joli, j’ai la bouche noire
Et j’ai les doigts bleus ; laisse-moi. —

Elle disait cent autres choses,
Et sa douce main me battait.
Ô mois de juin ! rayons et roses !
L’azur chante et l’ombre se tait.

J’essuyai, sans trop lui déplaire,
Tout en la laissant m’accuser,
Avec des fleurs sa main colère,
Et sa bouche avec un baiser.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente le sein d'une femme qui émerge d'une mante, ou d'un "foulard pour cachemire".

V. Interruption à une lecture de Platon

Interruption à une lecture de Platon – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 852.

Interruption à une lecture de Platon – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Interruption à une lecture de Platon, un poème du Livre premier : Jeunesse, I. Floréal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé par IV. Le Poëte bat aux champs et suivi de VI. Quand les guignes furent mangées….

Interruption à une lecture de Platon


Interruption à une lecture de Platon – Le texte

V
Interruption à une lecture de Platon


Je lisais Platon. — J’ouvris
La porte de ma retraite,
Et j’aperçus Lycoris,
C’est-à-dire Turlurette.

Je n’avais pas dit encor
Un seul mot à cette belle.
Sous un vague plafond d’or
Mes rêves battaient de l’aile.

La belle, en jupon gris-clair,
Montait l’escalier sonore ;
Ses frais yeux bleus avaient l’air
De revenir de l’aurore.

Elle chantait un couplet
D’une chanson de la rue
Qui dans sa bouche semblait
Une lumière apparue.

Son front éclipsa Platon.
Ô front céleste et frivole !
Un ruban sous son menton
Rattachait son auréole.

Elle avait l’accent qui plaît,
Un foulard pour cachemire,
Dans sa main son pot au lait,
Des flammes dans son sourire.

Et je lui dis (le Phédon
Donne tant de hardiesse !) :
— Mademoiselle, pardon,
Ne seriez-vous pas déesse ?

Remarque

Le hasard a fait que le micro professionnel que j’utilise n’était pas branché lord d’un premier enregistrement. Je vous propose d’écouter la différence entre le bon enregistrement (ci-dessus) et celui réalisé avec le microphone inclus dans l’ordinateur :

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente Psyché, une âme, un papillon avec ses antennes.

III. ΨYXH

ΨYXH – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseI. Floréal ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 847.

ΨYXH – L’enregistrement

Je vous invite à écouter ΨYXH, un poème du Livre premier : Jeunesse, I. Floréal, du recueil Les Chansons des rues et des bois, de Victor Hugo.
Il est précédé par II. Orphée, aux bois du Caÿstre… et suivi de IV. Le Poëte bat aux champs.

ΨYXH


ΨYXH – Le texte

III
ΨYXH


Psyché dans ma chambre est entrée,
Et j’ai dit à ce papillon :
— « Nomme-moi la chose sacrée.
« Est-ce l’ombre ? est-ce le rayon ?

« Est-ce la musique des lyres ?
« Est-ce le parfum de la fleur ?
« Quel est entre tous les délires
« Celui qui fait l’homme meilleur ?

« Quel est l’encens ? quelle est la flamme ?
« Et l’organe de l’avatar,
« Et pour les souffrants le dictame,
« Et pour les heureux le nectar ?

« Enseigne-moi ce qui fait vivre,
« Ce qui fait que l’œil brille et voit !
« Enseigne-moi l’endroit du livre
« Où Dieu pensif pose son doigt.

« Qu’est-ce qu’en sortant de l’Érèbe
« Dante a trouvé de plus complet ?
« Quel est le mot des sphinx de Thèbe
« Et des ramiers du Paraclet ?

« Quelle est la chose, humble et superbe,
« Faite de matière et d’éther,
« Où Dieu met le plus de son verbe
« Et l’homme le plus de sa chair ?

« Quel est le pont que l’esprit montre,
« La route de la fange au ciel,
« Où Vénus Astarté rencontre
« À mi-chemin Ithuriel ?

« Quelle est la clef splendide et sombre,
« Comme aux élus chère aux maudits,
« Avec laquelle on ferme l’ombre
« Et l’on ouvre le paradis ?

« Qu’est-ce qu’Orphée et Zoroastre,
« Et Christ que Jean vint suppléer,
« En mêlant la rose avec l’astre,
« Auraient voulu pouvoir créer ?

« Puisque tu viens d’en haut, déesse,
« Ange, peut-être le sais-tu ?
« Ô Psyché ! quelle est la sagesse ?
« Ô Psyché ! quelle est la vertu ?

« Qu’est-ce que, pour l’homme et la terre,
« L’infini sombre a fait de mieux ?
« Quel est le chef-d’œuvre du père ?
« Quel est le grand éclair des cieux ? »

Posant sur mon front, sous la nue,
Ses ailes qu’on ne peut briser,
Entre lesquelles elle est nue,
Psyché m’a dit : C’est le baiser.

Remarques

ΨYXH : souffle, âme, papillon. Psyché, qui aima Cupidon, était représentée dans la peinture pompéienne en petite fille ailée, en papillon.
Le Paraclet désigne le Saint-Esprit.
Dans le Paradis perdu de Milton, le chérubin Ithuriel est envoyé par l’archange Gabriel à la recherche de Satan.