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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un horizon au-dessus duquel apparaît la lune (ou le soleil ?). Au premier plan, dans un bassin, on aperçoit un homme, exilé et contemplant cet horizon.

I. L’exilé satisfait

L’exilé satisfait – Les références

L’Art d’être grand-pèreI. À Guernesey ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 717.

L’exilé satisfait – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’exilé satisfait, poème qui ouvre la partie I. À Guernesey, du recueil L’Art d’être grand-père, de Victor Hugo.
Il est suivi de II. Qu’est-ce que cette terre ? Un tempête d’âme….

L’exilé satisfait


L’exilé satisfait – Le texte

I
L’exilé satisfait


Solitude ! silence ! oh ! le désert me tente.
L’âme s’apaise là, sévèrement contente ;
Là d’on ne sait quelle ombre on se sent l’éclaireur.
Je vais dans les forêts chercher la vague horreur ;
La sauvage épaisseur des branches me procure
Une sorte de joie et d’épouvante obscure ;
Et j’y trouve un oubli presque égal au tombeau.
Mais je ne m’éteins pas ; on peut rester flambeau
Dans l’ombre, et, sous le ciel, sous la crypte sacrée,
Seul, frissonner au vent profond de l’empyrée.
Rien n’est diminué dans l’homme pour avoir
Jeté la sonde au fond ténébreux du devoir.
Qui voit de haut, voit bien ; qui voit de loin, voit juste.
La conscience sait qu’une croissance auguste
Est possible pour elle, et va sur les hauts lieux
Rayonner et grandir, loin du monde oublieux.
Donc je vais au désert, mais sans quitter le monde.

Parce qu’un songeur vient, dans la forêt profonde
Ou sur l’escarpement des falaises, s’asseoir
Tranquille et méditant l’immensité du soir,
Il ne s’isole point de la terre où nous sommes.
Ne sentez-vous donc pas qu’ayant vu beaucoup d’hommes
On a besoin de fuir sous les arbres épais,
Et que toutes les soifs de vérité, de paix,
D’équité, de raison et de lumière, augmentent
Au fond d’une âme, après tant de choses qui mentent ?

Mes frères ont toujours tout mon cœur, et, lointain
Mais présent, je regarde et juge le destin ;
Je tiens, pour compléter l’âme humaine ébauchée,
L’urne de la pitié sur les peuples penchée,
Je la vide sans cesse et je l’emplis toujours.
Mais je prends pour abri l’ombre des grands bois sourds.

Oh ! j’ai vu de si près les foules misérables,
Les cris, les chocs, l’affront aux têtes vénérables,
Tant de lâches grandis par les troubles civils,
Des juges qu’on eût dû juger, des prêtres vils
Servant et souillant Dieu, prêchant pour, prouvant contre,
J’ai tant vu la laideur que notre beauté montre,
Dans notre bien le mal, dans notre vrai le faux,
Et le néant passant sous nos arcs triomphaux,
J’ai tant vu ce qui mord, ce qui fuit, ce qui ploie
Que, vieux, faible et vaincu, j’ai désormais pour joie
De rêver immobile en quelque sombre lieu ;
Là, saignant, je médite ; et, lors même qu’un dieu
M’offrirait pour rentrer dans les villes la gloire,
La jeunesse, l’amour, la force, la victoire,
Je trouve bon d’avoir un trou dans les forêts,
Car je ne sais pas trop si je consentirais.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un sous-bois, d'où on aperçoit, "dans une nudité de songe", les tourelles d'un château.

XX. Lettre

Lettre – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 962.

Lettre – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Lettre, poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.
Il est précédé de XIX. Réponse à l’esprit des bois, et suivi de XXI. L’Oubli.

Lettre


Lettre – Le texte

XX
Lettre


J’ai mal dormi. C’est votre faute.
J’ai rêvé que, sur des sommets,
Nous nous promenions côte à côte,
Et vous chantiez, et tu m’aimais.

Mes dix-neuf ans étaient la fête
Qu’en frissonnant je vous offrais ;
Vous étiez belle et j’étais bête
Au fond des bois sombres et frais.

Je m’abandonnais aux ivresses ;
Au-dessus de mon front vivant
Je voyais fuir les molles tresses
De l’aube, du rêve et du vent.

J’étais ébloui, beau, superbe ;
Je voyais des jardins de feu,
Des nids dans l’air, des fleurs dans l’herbe,
Et dans un immense éclair, Dieu.

Mon sang murmurait dans mes tempes
Une chanson que j’entendais ;
Les planètes étaient mes lampes ;
J’étais archange sous un dais.

Car la jeunesse est admirable,
La joie emplit nos sens hardis ;
Et la femme est le divin diable
Qui taquine ce paradis.

Elle tient un fruit qu’elle achève
Et qu’elle mord, ange et tyran :
Ce qu’on nomme la pomme d’Ève,
Tristes cieux ! c’est le cœur d’Adam.

J’ai toute la nuit eu la fièvre.
Je vous adorais en dormant ;
Le mot amour sur votre lèvre
Faisait un vague flamboiement.

Pareille à la vague où l’œil plonge,
Votre gorge m’apparaissait
Dans une nudité de songe,
Avec une étoile au corset.

Je voyais vos jupes de soie,
Votre beauté, votre blancheur ;
J’ai jusqu’à l’aube été la proie
De ce rêve mauvais coucheur.

Vous aviez cet air qui m’enchante,
Vous me quittiez, vous me preniez ;
Vous changiez d’amour, plus méchante
Que les tigres calomniés.

Nos âmes se sont dénouées,
Et moi, de souffrir j’étais las ;
Je me mourais dans des nuées
Où je t’entendais rire, hélas !

Je me réveille, et ma ressource
C’est de ne plus penser à vous,
Madame, et de fermer la source
Des songes sinistres et doux.

Maintenant, calmé, je regarde,
Pour oublier d’être jaloux,
Un tableau qui dans ma mansarde
Suspend Venise à quatre clous.

C’est un cadre ancien qu’illumine,
Sous de grands arbres, jadis verts,
Un soleil d’assez bonne mine
Quoique un peu mangé par les vers.

Le paysage est plein d’amantes,
Et du vieux sourire effacé
De toutes les femmes charmantes
Et cruelles du temps passé.

Sans les éteindre, les années
Ont couvert de molles pâleurs
Les robes vaguement trainées
Dans de la lumière et des fleurs.

Un bateau passe. Il porte un groupe
Où chante un prélat violet ;
L’ombre des branches se découpe
Sur le plafond du tendelet.

À terre, un pâtre, aimé des muses,
Qui n’a que la peau sur les os,
Regarde des choses confuses
Dans le profond ciel, plein d’oiseaux.

Remarque

Tendelet : Petite tente sur le pont arrière d’un bateau, ou partie en toile ou en cuir protégeant les places extérieures d’un coupé.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un homme barbu et chauve, au regard fixe, auréolé de lumière et tourné vers l'ombre.

XVI. Le Maître d’études

Le Maître d’études – Les références

Les ContemplationsLivre troisième : Les Luttes et les rêves ;
Collection Bouquins chez Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 351.

Le Maître d’études – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le Maître d’études, un poème du recueil Les Contemplations, Les Luttes et les rêves, de Victor Hugo.
Il est précédé de XV. Épitaphe et suivi de XVII. Chose vue un jour de printemps.

Le Maître d’études


Le Maître d’études – Le texte

XVI
Le Maître d’études


Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celui
Sur qui, jusqu’à ce jour, pas un rayon n’a lui ;
Oh ! ne confondez pas l’esclave avec le maître !
Et, quand vous le voyez dans vos rangs apparaître,
Humble et calme, et s’asseoir la tête dans ses mains,
Ayant peut-être en lui l’esprit des vieux romains
Dont il vous dit les noms, dont il vous lit les livres,
Écoliers, frais enfants de joie et d’aurore ivres,
Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyez bons.
Tous nous portons la vie et tous nous nous courbons ;
Mais, lui, c’est le flambeau qui la nuit se consomme ;
L’ombre le tient captif, et ce pâle jeune homme,
Enfermé plus que vous, plus que vous enchaîné,
Votre frère, écoliers, et votre frère aîné,
Destin tronqué, matin noyé dans les ténèbres,
Ayant l’ennui sans fin devant ses yeux funèbres,
Indigent, chancelant, et cependant vainqueur,
Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dans son cœur,
À l’heure du plein jour, attend que l’aube naisse.
Enfance, ayez pitié de la sombre jeunesse !

Apprenez à connaître, enfants qu’attend l’effort,
Les inégalités des âmes et du sort ;
Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine,
Puisque de deux sommets, enfants, il vous domine,
Puisqu’il est le plus pauvre et qu’il est le plus grand.
Songez que, triste, en butte au souci dévorant,
À travers ses douleurs, ce fils de la chaumière
Vous verse la raison, le savoir, la lumière,
Et qu’il vous donne l’or, et qu’il n’a pas de pain.
Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,
Enfants, faites silence à la lueur des lampes !
Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes :
Songez qu’il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits.
L’herbe que mord la dent cruelle des brebis,
C’est lui ; vous riez, vous, et vous lui rongez l’âme.
Songez qu’il agonise, amer, sans air, sans flamme ;
Que sa colère dit : Plaignez-moi ; que ses pleurs
Ne peuvent pas couler devant vos yeux railleurs !
Aux heures du travail votre ennui le dévore,
Aux heures du plaisir vous le rongez encore ;
Sa pensée, arrachée et froissée, est à vous,
Et, pareille au papier qu’on distribue à tous,
Page blanche d’abord, devient lentement noire.
Vous feuilletez son cœur, vous videz sa mémoire ;
Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,
Et raturant l’idée en lui dès qu’elle éclôt,
Toutes en même temps dans son esprit écrivent.
Si des rêves, parfois, jusqu’à son front arrivent,
Vous répandez votre encre à flots sur cet azur ;
Vos plumes, tas d’oiseaux hideux au vol obscur,
De leurs mille becs noirs lui fouillent la cervelle.
Le nuage d’ennui passe et se renouvelle.
Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut.
Chaque enfant est un fil dont son cœur sent le nœud.
Oui, s’il veut songer, fuir, oublier, franchir l’ombre,
Laisser voler son âme aux chimères sans nombre,
Ces écoliers joueurs, vifs, légers, doux, aimants,
Pèsent sur lui, de l’aube au soir, à tous moments,
Et le font retomber des voûtes immortelles ;
Et tous ces papillons sont le plomb de ses ailes.
Saint et grave martyr changeant de chevalet,
Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est
Votre souffre-douleurs et votre souffre-joies ;
Ses nuits sont vos hochets et ces jours sont vos proies,
Il porte sur son front votre essaim orageux ;
Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux
Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête.
Hélas ! il est le deuil dont vous êtes la fête ;
Hélas ! il est le cri dont vous êtes le chant.

Et, qui sait ? sans rien dire, austère, et se cachant
De sa bonne action comme d’une mauvaise,
Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise,
Mal nourri, mal vêtu, qu’un mendiant plaindrait,
Peut-être a des parents qu’il soutient en secret,
Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,
Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,
Et de cette sueur qui coule sur sa chair,
Des rubans au printemps, un peu de feu l’hiver,
Pour quelque jeune sœur ou quelque vieille mère,
Changeant en goutte d’eau la sombre larme amère ;
De sorte que, vivant à son ombre sans bruit,
Une colombe vient la boire dans la nuit !
Songez que pour cette œuvre, enfants, il se dévoue,
Brûle ses yeux, meurtrit son cœur, tourne la roue,
Traîne la chaîne ! hélas, pour lui, pour son destin,
Pour ses espoirs perdus à l’horizon lointain,
Pour ses vœux, pour son âme aux fers, pour sa prunelle,
Votre cage d’un jour est prison éternelle !
Songez que c’est sur lui que marchent tous vos pas !
Songez qu’il ne rit pas, songez qu’il ne vit pas !
L’avenir, cet avril plein de fleurs, vous convie ;
Vous vous envolerez demain en pleine vie ;
Vous sortirez de l’ombre, il restera. Pour lui,
Demain sera muet et sourd comme aujourd’hui ;
Demain, même en juillet, sera toujours décembre,
Toujours l’étroit préau, toujours la pauvre chambre,
Toujours le ciel glacé, gris, blafard, pluvieux ;
Et, quand vous serez grands, enfants, il sera vieux.
Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne l’emporte,
Toujours il sera là, seul sous la sombre porte,
Gardant les beaux enfants sous ce mur redouté,
Ayant tout de leur peine et rien de leur gaîté.
Oh ! que votre pensée aime, console, encense
Ce sublime forçat du bagne d’innocence !
Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’il reçoit.
Oh ! qu’il se transfigure à vos yeux, et qu’il soit
Celui qui vous grandit, celui qui vous élève,
Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive,
Art et science, afin qu’en marchant au tombeau,
Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !
Oh ! qu’il vous soit sacré dans cette tâche auguste
De conduire à l’utile, au sage, au grand, au juste,
Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit !
Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit.

Et, pendant qu’il est là, triste, et que dans la classe
Un chuchotement vague endort son âme lasse,
Oh ! des poëtes purs entr’ouverts sur vos bancs,
Qu’il sorte, dans le bruit confus des soirs tombants,
Qu’il sorte de Platon, qu’il sorte d’Euripide,
Et de Virgile, cygne errant du vers limpide,
Et d’Eschyle, lion du drame monstrueux,
Et d’Horace, et d’Homère à demi dans les cieux,
Qu’il sorte, pour sa tête aux saints travaux baissée,
Pour l’humble défricheur de la jeune pensée,
Qu’il sorte, pour ce front qui se penche et se fend
Sur ce sillon humain qu’on appelle l’enfant,
De tous ces livres pleins de hautes harmonies,
La bénédiction sereine des génies !

Juin 1843.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un cours d'eau qui traverse la feuille en diagonale ascendante. L'une des berges est sombre, à gauche, l'autre est blanche, comme enneigée. Un pont (une planche ?) relie les deux berges.

XIV. Ô mes lettres d’amour…

Ô mes lettres d’amour… – Les références

Les Feuilles d’automne ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie I, p 602.

Ô mes lettres d’amour… – L’enregistrement

Je vous propose d’écouter Ô mes lettres d’amour…, un poème des Feuilles d’automne, de Victor Hugo.

Ô mes lettres d’amour…


Ô mes lettres d’amour… – Le texte

XIV

Oh primavera ! gioventù dell’anno
Oh gioventù ! primavera della vità.


Ô mes lettres d’amour, de vertu, de jeunesse,
C’est donc vous ! Je m’enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l’heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J’avais donc dix-huit ans ! j’étais donc plein de songes !
L’espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m’avait lui !
J’étais un dieu pour toi qu’en mon cœur seul je nomme !
J’étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l’homme
Rougit presque aujourd’hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Être pur, être fier, être sublime et croire
À toute pureté !

À présent, j’ai senti, j’ai vu, je sais. — Qu’importe ?
Si moins d’illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m’abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années !
Pour m’avoir fui si vite, et vous être éloignées,
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m’apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s’attache,
Revient dans nos chemins,
On s’y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l’emporte
À l’horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L’homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Mai 1830.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un être couvert d'une cagoule et d'une grande robe avec un œil pectoral ; deux êtres aux cheveux dressés l'entourent derrière un arbres qu'ils tiennent en leurs bras sans mains. Au fond, le disque solaire apparaît.

I. Le doigt de la femme

Le doigt de la femme – Les références

Les Chansons des rues et des boisLivre premier : JeunesseVI. L’Éternel Petit Roman ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 935.

Le doigt de la femme – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le doigt de la femme, un poème du recueil Les Chansons des rues et des bois, du Livre premier : Jeunesse, VI. L’Éternel Petit Roman, de Victor Hugo.

Le doigt de la femme


Le doigt de la femme – Le texte

I
Le doigt de la femme

Dieu prit sa plus molle argile
Et son plus pur kaolin,
Et fit un bijou fragile,
Mystérieux et câlin.

Il fit le doigt de la femme,
Chef-d’œuvre auguste et charmant,
Ce doigt fait pour toucher l’âme
Et montrer le firmament.

Il mit dans ce doigt le reste
De la lueur qu’il venait
D’employer au front céleste
De l’heure où l’aurore naît.

Il y mit l’ombre du voile,
Le tremblement du berceau,
Quelque chose de l’étoile,
Quelque chose de l’oiseau.

Le Père qui nous engendre
Fit ce doigt mêlé d’azur,
Très fort pour qu’il restât tendre,
Très blanc pour qu’il restât pur,

Et très doux, afin qu’en somme
Jamais le mal n’en sortît,
Et qu’il pût sembler à l’homme
Le doigt de Dieu, plus petit.

Il en orna la main d’Ève,
Cette frêle et chaste main
Qui se pose comme un rêve
Sur le front du genre humain.

Cette humble main ignorante,
Guide de l’homme incertain,
Qu’on voit trembler, transparente,
Sur la lampe du destin.

Oh ! dans ton apothéose,
Femme, ange aux regards baissés,
La beauté, c’est peu de chose,
La grâce n’est pas assez ;

Il faut aimer. Tout soupire,
L’onde, la fleur, l’alcyon ;
La grâce n’est qu’un sourire,
La beauté n’est qu’un rayon ;

Dieu, qui veut qu’Ève se dresse
Sur notre rude chemin,
Fit pour l’amour la caresse,
Pour la caresse ta main.

Dieu, lorsque ce doigt qu’on aime
Sur l’argile fut conquis,
S’applaudit, car le suprême
Est fier de créer l’exquis.

Ayant fait ce doigt sublime,
Dieu dit aux anges : Voilà !
Puis s’endormit dans l’abîme ;
Le diable alors s’éveilla.

Dans l’ombre où Dieu se repose,
Il vint, noir sur l’orient,
Et tout au bout du doigt rose
Mit un ongle en souriant.