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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un coin de ciel bleu et un nuage d'oiseaux, "buveurs d'azur faits pour s'enivrer d'air" qui s'envolent d'une île.

I. Liberté

Liberté – Les références

La Légende des siècles / Dernière SérieXVII. Le Cercle des tyrans ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 657.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesXXXIII. Le Cercle des tyrans, p. 550.

Liberté – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Liberté, un poème du recueil La Légende des siècles / Dernière Série, de Victor Hugo.

Liberté


Liberté – Le texte

Liberté


De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?

De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?
Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
L’aile pour l’accrocher au clou de ta fenêtre ?
Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela ?
Qu’est-ce qu’ils ont donc fait tous ces innocents-là
Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle ?

Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle ?
Qui sait si le verdier qu’on dérobe aux rameaux,
Qui sait si le malheur qu’on fait aux animaux
Et si la servitude inutile des bêtes
Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes ?
Qui sait si le carcan ne sort pas des licous ?
Oh ! de nos actions qui sait les contre-coups,
Et quels noirs croisements ont au fond du mystère
Tant de choses qu’on fait en riant sur la terre ?
Quand vous cadenassez sous un réseau de fer
Tous ces buveurs d’azur faits pour s’enivrer d’air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas à l’homme en heurtant ces barreaux ?
Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde !
Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.
Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants ?
À tous ces enfermés donnez la clef des champs !
Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles !
Les âmes expieront tout ce qu’on fait aux ailes.
La balance invisible a deux plateaux obscurs.
Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs !
Du treillage aux fils d’or naissent les noires grilles ;
La volière sinistre est mère des bastilles.
Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux !
Toute la liberté qu’on prend à des oiseaux
Le destin juste et dur la reprend à des hommes.
Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.
Tu veux être libre, homme ? et de quel droit, ayant
Chez toi le détenu, ce témoin effrayant ?
Ce qu’on croit sans défense est défendu par l’ombre.
Toute l’immensité sur le pauvre oiseau sombre
Se penche, et te dévoue à l’expiation.
Je t’admire, oppresseur, criant : oppression !
Le sort te tient pendant que ta démence brave
Ce forçat qui sur toi jette une ombre d’esclave ;
Et la cage qui pend au seuil de ta maison
Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un pont de pierres traversant le lit d'une rivière asséchée. La silhouette d'un château se profile sur l'horizon, à droite.

I. La terre a vu jadis…

La terre a vu jadis… – Les références

La Légende des siècles – Première sérieV. Les Chevaliers errants ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 635.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 247.

La terre a vu jadis… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La terre a vu jadis…, un poème de La Légende des siècles – Première Série, V. Les Chevaliers errants, de Victor Hugo.

La terre a vu jadis…

La terre a vu jadis… – Le texte

I

La terre a vu jadis errer des paladins ;
Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,
Puis s’évanouissaient, laissant sur les visages
La crainte, et la lueur de leurs brusques passages ;
Ils étaient, dans des temps d’oppression, de deuil,
De honte, où l’infamie étalait son orgueil,
Les spectres de l’honneur, du droit, de la justice ;
Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice ;
On voyait le vol fuir, l’imposture hésiter,
Blêmir la trahison, et se déconcerter
Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,
Devant ces magistrats sinistres de l’épée ;
Malheur à qui faisait le mal ! Un de ces bras
Sortait de l’ombre avec ce cri : « Tu périras ! »
Contre le genre humain et devant la nature,
De l’équité suprême ils tentaient l’aventure ;
Prêts à toute besogne, à toute heure, en tout lieu,
Farouches, ils étaient les chevaliers de Dieu.

Ils erraient dans la nuit ainsi que des lumières.

Leur seigneurie était tutrice des chaumières ;
Ils étaient justes, bons, lugubres, ténébreux ;
Quoique gardé par eux, quoique vengé par eux,
Le peuple en leur présence avait l’inquiétude
De la foule devant la pâle solitude ;
Car on a peur de ceux qui marchent en songeant,
Pendant que l’aquilon, du haut des cieux plongeant,
Rugit, et que la pluie épand à flots son urne
Sur leur tête entrevue au fond du bois nocturne.

Ils passaient effrayants, muets, masqués de fer.

Quelques-uns ressemblaient à des larves d’enfer ;
Leurs cimiers se dressaient difformes sur leurs heaumes,
On ne savait jamais d’où sortaient ces fantômes ;
On disait : « Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? Ils sont
Ceux qui punissent, ceux qui jugent, ceux qui vont. »
Tragiques, ils avaient l’attitude du rêve.

Ô les noirs chevaucheurs ! ô les marcheurs sans trêve !
Partout où reluisait l’acier de leur corset,
Partout où l’un d’eux, calme et grave, apparaissait
Posant sa lance au coin ténébreux de la salle,
Partout où surgissait leur ombre colossale,
On sentait la terreur des pays inconnus ;
Celui-ci vient du Rhin ; celui-là du Cydnus ;
Derrière eux cheminait la Mort, squelette chauve ;
Il semblait qu’aux naseaux de leur cavale fauve
On entendît la mer ou la forêt gronder ;
Et c’est aux quatre vents qu’il fallait demander
Si ce passant était roi d’Albe ou de Bretagne ;
S’il sortait de la plaine ou bien de la montagne,
S’il avait triomphé du maure, ou du chenil
Des peuples monstrueux qui hurlent près du Nil ;
Quelle ville son bras avait prise ou sauvée ;
De quel monstre il avait écrasé la couvée.

Les noms de quelques-uns jusqu’à nous sont venus ;
Ils s’appelaient Bernard, Lahire, Eviradnus ;
Ils avaient vu l’Afrique ; ils éveillaient l’idée
D’on ne sait quelle guerre effroyable en Judée ;
Rois dans l’Inde, ils étaient en Europe barons ;
Et les aigles, les cris des combats, les clairons,
Les batailles, les rois, les dieux, les épopées,
Tourbillonnaient dans l’ombre au vent de leurs épées ;
Qui les voyait passer à l’angle de son mur
Pensait à ces cités d’or, de brume et d’azur,
Qui font l’effet d’un songe à la foule effarée :
Tyr, Héliopolis, Solyme, Césarée.
Ils surgissaient du sud ou du septentrion,
Portant sur leur écu l’hydre ou l’alérion,
Couverts des noirs oiseaux du taillis héraldique,
Marchant seuls au sentier que le devoir indique,
Ajoutant au bruit sourd de leur pas solennel
La vague obscurité d’un voyage éternel,
Ayant franchi les flots, les monts, les bois horribles,
Ils venaient de si loin, qu’ils en étaient terribles ;
Et ces grands chevaliers mêlaient à leurs blasons
Toute l’immensité des sombres horizons.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, de façon abstraite, une ligne d'horizon, avec un océan sépia et un ciel de même teinte, qui semblent dire : Pas de représailles.

V. Pas de représailles

Pas de représailles – Les références

L’Année terribleAvril ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 102.

Pas de représailles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pas de représailles, un poème du recueil L’Année terrible, Avril, de Victor Hugo.

Pas de représailles


Pas de représailles – Le texte

V
Pas de représailles


Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois ;
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle est l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – « Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. » –
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : – « Voilons la vérité ! »
Jamais je ne dirai : – « Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers, et je frappe, ayant été frappé. –
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci, jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ?
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne,
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verroux,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tache et ses éclaboussures collatérales.

Les 7,500,000 oui

Les 7,500,000 oui – Les références

L’Année terriblePrologue ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 7.

Les 7,500,000 oui – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les 7,500,000 oui, un poème du recueil L’Année terrible, Prologue, de Victor Hugo.

Les 7,500,000 oui


Les 7,500,000 oui – Le texte

Les 7,500,000 oui

(Publié en mai 1870)


Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas !

Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas.
La foule, c’est l’ébauche à côté du décombre ;
C’est le chiffre, ce grain de poussière du nombre ;
C’est le vague profil des ombres dans la nuit ;
La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit ;
Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle.
Mais quand elle se lève, ayant la force en elle,
On doit à la grandeur de la foule, au péril,
Au saint triomphe, au droit, un langage viril ;
Puisqu’elle est la maîtresse, il sied qu’on lui rappelle
Les lois d’en haut que l’âme au fond des cieux épèle,
Les principes sacrés, absolus, rayonnants ;
On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants.
Ce n’est point pour ramper qu’on rêve aux solitudes.
La foule et le songeur ont des rencontres rudes ;
C’était avec un front où la colère bout
Qu’Ezéchiel criait aux ossements : Debout !
Moïse était sévère en rapportant les tables ;
Dante grondait. L’esprit des penseurs redoutables,
Grave, orageux, pareil au mystérieux vent
Soufflant du ciel profond dans le désert mouvant
Où Thèbes s’engloutit comme un vaisseau qui sombre,
Ce fauve esprit, chargé des balaiements de l’ombre,
A, certes, autre chose à faire que d’aller
Caresser, dans la nuit trop lente à s’étoiler,
Ce grand monstre de pierre accroupi qui médite,
Ayant en lui l’énigme adorable ou maudite ;
L’ouragan n’est pas tendre aux colosses émus ;
Ce n’est pas d’encensoirs que le sphinx est camus.
La vérité, voilà le grand encens austère
Qu’on doit à cette masse où palpite un mystère,
Et qui porte en son sein qu’un ventre appesantit
Le droit juste mêlé de l’injuste appétit.

Ô genre humain ! lumière et nuit ! chaos des âmes.

La multitude peut jeter d’augustes flammes.
Mais qu’un vent souffle, on voit descendre tout à coup
Du haut de l’honneur vierge au plus bas de l’égout
La foule, cette grande et fatale orpheline ;
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline.
Ah ! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants,
Quand Cynégire mord les navires fuyants,
Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles,
Léonidas s’en va tomber aux Thermopyles,
Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédéré
Brise l’Autriche avec son dur bâton ferré,
Quand l’altier Winckelried, ouvrant ses bras épiques,
Meurt dans l’embrassement formidable des piques,
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît,
Quand Pélage rugit au fond de sa forêt,
Quand Manin, réveillant les tombes, galvanise
Ce vieux dormeur d’airain, le lion de Venise,
Quand le grand paysan chasse à coups de sabot
Lautrec de Lombardie et de France Talbot,
Quand Garibaldi, rude au vil prêtre hypocrite,
Montre un héros d’Homère aux monts de Théocrite,
Et fait subitement flamboyer à côté
De l’Etna ton cratère, ô sainte Liberté !
Quand la Convention impassible tient tête
À trente rois, mêlés dans la même tempête,
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l’Europe accourt, gronde et s’évanouit
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse,
C’est le peuple ; salut, ô peuple souverain !
Mais quand le lazzarone ou le transteverin
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Étouffe sous ses flots, d’un vent sauvage émus,
L’honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
Quand un poing monstrueux, de l’ombre où l’horreur flotte
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C’est la foule ; et ceci me heurte et me déplaît ;
C’est l’élément aveugle et confus ; c’est le nombre ;
C’est la sombre faiblesse et c’est la force sombre.
Et que de cette tourbe il nous vienne demain
L’ordre de recevoir un maître de sa main,
De souffler sur notre âme et d’entrer dans la honte,
Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte ?
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris,
Et tous les grands forums d’où partent les grands cris ;
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste.
Un monde, s’il a tort, ne pèse pas un juste ;
Tout un océan fou bat en vain un grand cœur.
Ô multitude, obscure et facile au vainqueur,
Dans l’instinct bestial trop souvent tu te vautres,
Et nous te résistons ! Nous ne voulons, nous autres,
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul,
Pas plus du tyran Tous que du despote Un Seul.
Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique,
Pour le progrès ; voici la foule : elle en trafique ;
Elle mange son droit d’aînesse en ce plat vil
Que Rome essuie et lave avec Ainsi-soit-il !
Voici le peuple : il prend la Bastille, il déplace
Toute l’ombre en marchant ; voici la populace :
Elle attend au passage Aristide, Jésus,
Zénon, Bruno, Colomb, Jeanne, et crache dessus.
Voici le peuple avec son épouse, l’idée ;
Voici la populace avec son accordée,
La guillotine. Eh bien, je choisis l’idéal.
Voici le peuple : il change avril en Floréal,
Il se fait république, il règne et délibère.
Voici la populace : elle accepte Tibère.
Je veux la république et je chasse César.

L’attelage ne peut amnistier le char.

Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire
Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun.
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi ; c’est là le droit. Rien ne l’entame.
Quoi ! l’homme que voilà, qui passe, aurait mon âme !
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté !
Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe ;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu.
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit ! qu’il fallait que je prisse
Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice !
Que j’entrasse au cachot s’il entre au cabanon !
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne !
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne !

Ah ! le premier venu, bourgeois ou paysan,
L’un égoïste et l’autre aveugle, parlons-en !
Les révolutions, durables, quoi qu’il fasse,
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface
Tantôt de l’infamie et tantôt de l’honneur,
Le dédain qu’a le mur pour le badigeonneur.
Voyez-le, ce passant de Carthage ou d’Athènes
Ou de Rome, pareil à l’eau qui des fontaines
Tombe aux pavés, s’en va dans le ruisseau fatal,
Et devient boue après avoir été cristal.
Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes,
Par son indifférence au fond des turpitudes,
Ceux mêmes qu’ont d’abord éblouis ses vertus ;
Il est Falstaff après avoir été Brutus ;
Il entre dans l’orgie en sortant de la gloire ;
Allez lui demander s’il sait sa propre histoire,
Ce qu’était Washington ou ce qu’a fait Bara,
Son cœur mort ne bat plus aux noms qu’il adora.
Naguère il restaurait les vieux cultes, les bustes
De ses héros tombés, de ses aïeux robustes,
Phocion expiré, Lycurgue enseveli,
Riego mort, et voyez maintenant quel oubli !
Il fut pur, et s’en lave ; il fut sain, et l’ignore ;
Il ne s’aperçoit pas même qu’il déshonore
Par l’œuvre d’aujourd’hui son ouvrage d’hier ;
Il devient lâche et vil, lui qu’on a vu si fier ;
Et, sans que rien en lui se révolte et proteste,
Barbouille une taverne immonde avec le reste
De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau.
Son piédestal souillé se change en escabeau ;
L’honneur lui semble lourd, rouillé, gothique ; il raille
Cette armure sévère, et dit : Vieille ferraille !
Jadis des fiers combats il a joué le jeu ;
Duperie. Il fut grand, et s’en méprise un peu.
Il est sa propre insulte et sa propre ironie.
Il est si bien esclave à présent qu’il renie,
Indigné, son passé, perdu dans la vapeur ;
Et quant à sa bravoure ancienne, il en a peur.

Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?
Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin,
Ses retours en arrière, à ce nuage humain,
À ce grand tourbillon des vivants, incapable
Hélas ! d’être innocent comme d’être coupable ?
À quoi bon ? Quoique vague, obscur, sans point d’appui,
Il est utile ; et, tout en flottant devant lui,
Il a pour fonction, à Paris comme à Londre,
De faire le progrès, et d’autres d’en répondre ;
La république anglaise expire, se dissout,
Tombe, et laisse Milton derrière elle debout ;
La foule a disparu, mais le penseur demeure ;
C’est assez pour que tout germe et que rien ne meure.
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré.
Qu’importe le méchant heureux, fier, vénéré ?
Tu fais des lâchetés, ciel profond ; tu succombes,
Rome ; la liberté va vivre aux catacombes ;
Les dieux sont au vainqueur, Caton reste aux vaincus.
Kosciusko surgit des os de Galgacus.
On interrompt Jean Huss ; soit ; Luther continue.
La lumière est toujours par quelque bras tenue ;
On mourra, s’il le faut, pour prouver qu’on a foi ;
Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie,
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers.
Oh ! ces grands Régulus, de tant d’oubli couverts,
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes,
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes,
Curtius, Adam Lux, Thraséas calme et fort
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort,
Comme ils ont chastement quitté la terre indigne !
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne,
Ainsi l’aigle s’en va du marais des serpents.
Léguant l’exemple à tous, aux méchants, aux rampants,
À l’égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d’ombre,
Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre ;
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir ;
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir,
Puis se sont étendus sur la funèbre couche ;
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche.

Ô caresse sublime et sainte du tombeau
Au grand, au pur, au bon, à l’idéal, au beau !
En présence de ceux qui disent : Rien n’est juste !
Devant tout ce qui trouble et nuit, devant Locuste,
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez,
Devant les appétits sur le néant penchés,
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides,
Quelle affirmation que ces grands suicides !
Ah ! quand tout paraît mort dans le monde vivant,
Quand on ne sait s’il faut avancer plus avant,
Quand pas un cri du fond des masses ne s’élance,
Quand l’univers n’est plus qu’un doute et qu’un silence,
Celui qui dans l’enceinte où sont les noirs fossés
Ira chercher quelqu’un de ces purs trépassés
Et qui se collera l’oreille contre terre,
Et qui demandera : Faut-il croire, ombre austère ?
Faut-il marcher, héros sous la cendre enfoui ?
Entendra ce tombeau dire à voix haute : Oui.

Oh ! qu’est-ce donc qui tombe autour de nous dans l’ombre ?
Que de flocons de neige ! En savez-vous le nombre ?
Comptez les millions et puis les millions !
Nuit noire ! on voit rentrer au gîte les lions ;
On dirait que la vie éternelle recule ;
La neige fait, niveau hideux du crépuscule,
On ne sait quel sinistre abaissement des monts ;
Nous nous sentons mourir si nous nous endormons ;
Cela couvre les champs, cela couvre les villes ;
Cela blanchit l’égout masquant ses bouches viles ;
La lugubre avalanche emplit le ciel terni ;
Sombre épaisseur de glace ! Est-ce que c’est fini ?
On ne distingue plus son chemin ; tout est piège.
Soit.

Que restera-t-il de toute cette neige,

Voile froid de la terre au suaire pareil,
Demain, une heure après le lever du soleil ?