Ce dessin de Victor Hugo représente une forteresse imposante, avec une tour, ayant une flèche, bleue. Les lions y sont sans doute enfermés.

IV. Les lions

Les lions – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 580.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 34.

Les lions – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les lions, un poème de La Légende des siècles – Première Série, I – D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème III. Puissance égale bonté et suivi de V. Le temple.

Les lions

Les lions – Le texte

IV
Les lions


Les lions dans la fosse étaient sans nourriture.
Captifs, ils rugissaient vers la grande nature
Qui prend soin de la brute au fond des antres sourds.
Les lions n’avaient pas mangé depuis trois jours.
Ils se plaignaient de l’homme, et, pleins de sombres haines,
À travers leur plafond de barreaux et de chaînes,
Regardaient du couchant la sanglante rougeur ;
Leur voix grave effrayait au loin le voyageur
Marchant à l’horizon dans les collines bleues.

Tristes, ils se battaient le ventre de leurs queues ;
Et les murs du caveau tremblaient, tant leurs yeux roux
À leur gueule affamée ajoutaient de courroux !

La fosse était profonde ; et, pour cacher leur fuite,
Og et ses vastes fils l’avaient jadis construite ;
Ces enfants de la terre avaient creusé pour eux
Ce palais colossal dans le roc ténébreux ;
Leurs têtes en ayant crevé la large voûte,
La lumière y tombait et s’y répandait toute,
Et ce cachot de nuit pour dôme avait l’azur.
Nabuchodonosor, qui régnait dans Assur,
En avait fait couvrir d’un dallage le centre ;
Et ce roi fauve avait trouvé bon que cet antre,
Qui jadis vit les Chams et les Deucalions,
Bâti par les géants, servît pour les lions.

Ils étaient quatre, et tous affreux. Une litière
D’ossements tapissait le vaste bestiaire ;
Les rochers étageaient leur ombre au-dessus d’eux ;
Ils marchaient, écrasant sur le pavé hideux
Des carcasses de bête et des squelettes d’homme.

Le premier arrivait du désert de Sodome ;
Jadis, quand il avait sa fauve liberté,
Il habitait le Sin, tout à l’extrémité
Du silence terrible et de la solitude ;
Malheur à qui tombait sous sa patte au poil rude !
Et c’était un lion des sables.

Le second

Sortait de la forêt de l’Euphrate fécond ;
Naguère, en le voyant vers le fleuve descendre,
Tout tremblait ; on avait eu du mal à le prendre,
Car il avait fallu les meutes de deux rois ;
Il grondait ; et c’était une bête des bois.

Et le troisième était un lion des montagnes.
Jadis il avait l’ombre et l’horreur pour compagnes ;
Dans ce temps-là, parfois, vers les ravins bourbeux
Se ruaient des galops de moutons et de bœufs ;
Tous fuyaient, le pasteur, le guerrier et le prêtre ;
Et l’on voyait sa face effroyable apparaître.

Le quatrième, monstre épouvantable et fier,
Était un grand lion des plages de la mer.
Il rôdait près des flots avant son esclavage.
Gur, cité forte, était alors sur le rivage ;
Ses toits fumaient ; son port abritait un amas
De navires mêlant confusément leurs mâts ;
Le paysan portant son gomor plein de manne
S’y rendait ; le prophète y venait sur son âne ;
Ce peuple était joyeux comme un oiseau lâché ;
Gur avait une place avec un grand marché,
Et l’Abyssin venait y vendre des ivoires ;
L’Amorrhéen, de l’ambre et des chemises noires ;
Ceux d’Ascalon, du beurre, et ceux d’Aser, du blé.
Du vol de ses vaisseaux l’abîme était troublé.
Or, ce lion était gêné par cette ville ;
Il trouvait, quand le soir il songeait immobile,
Qu’elle avait trop de peuple et faisait trop de bruit.
Gur était très-farouche et très-haute ; la nuit,
Trois lourds barreaux fermaient l’entrée inabordable ;
Entre chaque créneau se dressait, formidable,
Une corne de buffle ou de rhinocéros ;
Le mur était solide et droit comme un héros ;
Et l’Océan roulait à vagues débordées
Dans le fossé, profond de soixante coudées.
Au lieu de dogues noirs jappant dans le chenil,
Deux dragons monstrueux pris dans les joncs du Nil
Et dressés par un mage à la garde servile,
Veillaient des deux côtés de la porte de ville.
Or, le lion s’était une nuit avancé,
Avait franchi d’un bond le colossal fossé,
Et broyé, furieux, entre ses dents barbares,
La porte de la ville avec ses triples barres,
Et, sans même les voir, mêlé les deux dragons
Au vaste écrasement des verrous et des gonds ;
Et, quand il s’en était retourné vers la grève,
De la ville et du peuple il ne restait qu’un rêve,
Et, pour loger le tigre et nicher les vautours,
Quelques larves de murs sous des spectres de tours.

Celui-là se tenait accroupi sur le ventre.
Il ne rugissait pas, il bâillait ; dans cet antre
Où l’homme misérable avait le pied sur lui,
Il dédaignait la faim, ne sentant que l’ennui.

Les trois autres allaient et venaient ; leur prunelle,
Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile,
Le suivait ; et leur faim bondissait, et leur dent
Mâchait l’ombre à travers leur cri rauque et grondant.

Soudain, dans l’angle obscur de la lugubre étable,
La grille s’entr’ouvrit ; sur le seuil redoutable,
Un homme que poussaient d’horribles bras tremblants,
Apparut ; il était vêtu de linceuls blancs ;
La grille referma ses deux battants funèbres ;
L’homme avec les lions resta dans les ténèbres.
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant,
Se ruèrent sur lui, poussant ce hurlement
Effroyable, où rugit la haine et le ravage
Et toute la nature irritée et sauvage
Avec son épouvante et ses rébellions ;
Et l’homme dit : « La paix soit avec vous, lions ! »
L’homme dressa la main ; les lions s’arrêtèrent.

Les loups qui font la guerre aux morts et les déterrent,
Les ours au crâne plat, les chacals convulsifs
Qui pendant le naufrage errent sur les récifs,
Sont féroces ; l’hyène infâme est implacable ;
Le tigre attend sa proie et d’un seul bond l’accable ;
Mais le puissant lion, qui fait de larges pas,
Parfois lève sa griffe et ne la baisse pas,
Étant le grand rêveur solitaire de l’ombre.

Et les lions, groupés dans l’immense décombre,
Se mirent à parler entre eux, délibérant ;
On eût dit des vieillards réglant un différend
Au froncement pensif de leurs moustaches blanches.
Un arbre mort pendait, tordant sur eux ses branches.

Et, grave, le lion des sables dit : « Lions,
Quand cet homme est entré, j’ai cru voir les rayons
De midi dans la plaine où l’ardent semoun passe,
Et j’ai senti le souffle énorme de l’espace ;
Cet homme vient à nous de la part du désert. »

Le lion des bois dit : « Autrefois, le concert
Du figuier, du palmier, du cèdre et de l’yeuse,
Emplissait jour et nuit ma caverne joyeuse ;
Même à l’heure où l’on sent que le monde se tait,
Le grand feuillage vert autour de moi chantait.
Quand cet homme a parlé, sa voix m’a semblé douce
Comme le bruit qui sort des nids d’ombre et de mousse ;
Cet homme vient à nous de la part des forêts. »

Et celui qui s’était approché le plus près,
Le lion noir des monts dit : « Cet homme ressemble
Au Caucase, où jamais une roche ne tremble ;
Il a la majesté de l’Atlas ; j’ai cru voir,
Quand son bras s’est levé, le Liban se mouvoir
Et se dresser, jetant l’ombre immense aux campagnes ;
Cet homme vient à nous de la part des montagnes. »

Le lion qui, jadis, au bord des flots rôdant,
Rugissait aussi haut que l’Océan grondant,
Parla le quatrième, et dit : « Fils, j’ai coutume,
En voyant la grandeur, d’oublier l’amertume,
Et c’est pourquoi j’étais le voisin de la mer.
J’y regardais — laissant les vagues écumer —
Apparaître la lune et le soleil éclore,
Et le sombre infini sourire dans l’aurore ;
Et j’ai pris, ô lions, dans cette intimité,
L’habitude du gouffre et de l’éternité ;
Or, sans savoir le nom dont la terre le nomme,
J’ai vu luire le ciel dans les yeux de cet homme ;
Cet homme au front serein vient de la part de Dieu. »

Quand la nuit eut noirci le grand firmament bleu,
Le gardien voulut voir la fosse, et cet esclave,
Collant sa face pâle aux grilles de la cave,
Dans la profondeur vague aperçut Daniel
Qui se tenait debout et regardait le ciel,
Et songeait, attentif aux étoiles sans nombre,
Pendant que les lions léchaient ses pieds dans l’ombre.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente l'océan d'où émerge le mat d'un galion en train de sombrer sous les éléments déchainés. On ne distingue pas la rose de l'infante.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIX – La Rose de l’infante ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 755.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 510.

La rose de l’infante – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La rose de l’infante, un poème de La Légende des siècles – Première Série, IX – La Rose de l’infante, de Victor Hugo.

La rose de l’infante

La rose de l’infante – Le texte

La rose de l’infante

Elle est toute petite ; une duègne la garde.
Elle tient à la main une rose et regarde.
Quoi ? que regarde-t-elle ? Elle ne sait pas. L’eau,
Un bassin qu’assombrit le pin et le bouleau ;
Ce qu’elle a devant elle ; un cygne aux ailes blanches,
Le bercement des flots sous la chanson des branches,
Et le profond jardin rayonnant et fleuri ;
Tout ce bel ange a l’air dans la neige pétri.
On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,
Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,
Et des paons étoilés sous les bois chevelus.
L’innocence est sur elle une blancheur de plus ;
Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.
Autour de cette enfant l’herbe est splendide et semble
Pleine de vrais rubis et de diamants fins ;
Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
Elle se tient au bord de l’eau ; sa fleur l’occupe ;
Sa basquine est en point de Gênes ; sur sa jupe
Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille détours d’un fil d’or florentin.
La rose épanouie et toute grande ouverte,
Sortant du frais bouton comme d’une urne verte,
Charge la petitesse exquise de sa main ;
Quand l’enfant, allongeant ses lèvres de carmin,
Fronce, en la respirant, sa riante narine,
La magnifique fleur, royale et purpurine,
Cache plus qu’à demi ce visage charmant,
Si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait comment
Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
Et si l’on voit la rose ou si l’on voit la joue.
Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
En elle tout est joie, enchantement, parfum ;
Quel doux regard, l’azur ! et quel doux nom, Marie !
Tout est rayon ; son œil éclaire et son nom prie.
Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
Pauvre être ! elle se sent très-grande vaguement ;
Elle assiste au printemps, à la lumière, à l’ombre,
Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
À la magnificence éclatante du soir,
Aux ruisseaux murmurants qu’on entend sans les voir,
Aux champs, à la nature éternelle et sereine,
Avec la gravité d’une petite reine ;
Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant ;
Un jour, elle sera duchesse de Brabant ;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
Elle est l’infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.
Car les enfants des rois sont ainsi ; leurs fronts blancs
Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de règne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire ;
Et son regard, déjà royal, dit : C’est à moi.
Il sort d’elle un amour mêlé d’un vague effroi.
Si quelqu’un, la voyant si tremblante et si frêle,
Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,
Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot,
Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
Que de vivre et d’avoir dans la main une rose,
Et d’être là devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s’éteint ; les nids chuchotent, querelleurs ;
Les pourpres du couchant sont dans les branches d’arbre ;
La rougeur monte au front des déesses de marbre
Qui semblent palpiter sentant venir la nuit ;
Et tout ce qui planait redescend ; plus de bruit,
Plus de flamme ; le soir mystérieux recueille
Le soleil sous la vague et l’oiseau sous la feuille.

Pendant que l’enfant rit, cette fleur à la main,
Dans le vaste palais catholique romain
Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
Quelqu’un de formidable est derrière la vitre ;
On voit d’en bas une ombre, au fond d’une vapeur,
De fenêtre en fenêtre errer, et l’on a peur ;
Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,
Parfois est immobile une journée entière ;
C’est un être effrayant qui semble ne rien voir ;
Il rôde d’une chambre à l’autre, pâle et noir ;
Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe ;
Spectre blême ! Son ombre aux feux du soir s’allonge ;
Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi ;
Et c’est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.

C’est lui ; l’homme en qui vit et tremble le royaume.
Si quelqu’un pouvait voir dans l’œil de ce fantôme
Debout en ce moment l’épaule contre un mur,
Ce qu’on apercevrait dans cet abîme obscur,
Ce n’est pas l’humble enfant, le jardin, l’eau moirée
Reflétant le ciel d’or d’une claire soirée,
Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,
Non : au fond de cet œil comme l’onde vitreux,
Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde
Cette prunelle autant que l’océan profonde,
Ce qu’on distinguerait, c’est, mirage mouvant,
Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
Et, dans l’écume, au pli des vagues, sous l’étoile,
L’immense tremblement d’une flotte à la voile,
Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,
Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l’heure où nous sommes,
Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,
Et qui fait qu’il ne peut rien voir autour de lui.
L’armada, formidable et flottant point d’appui
Du levier dont il va soulever tout un monde,
Traverse en ce moment l’obscurité de l’onde ;
Le roi dans son esprit la suit des yeux, vainqueur,
Et son tragique ennui n’a plus d’autre lueur.

Philippe Deux était une chose terrible.
Iblis dans le Koran et Caïn dans la Bible
Sont à peine aussi noirs qu’en son Escurial
Ce royal spectre, fils du spectre impérial.
Philippe Deux était le Mal tenant le glaive.
Il occupait le haut du monde comme un rêve.
Il vivait : nul n’osait le regarder ; l’effroi
Faisait une lumière étrange autour du roi ;
On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes ;
Tant il se confondait, aux yeux troubles des hommes,
Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu !
Tant semblait grande à tous son approche de Dieu !
Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,
Était comme un crampon mis sur la destinée ;
Il tenait l’Amérique et l’Inde, il s’appuyait
Sur l’Afrique, il régnait sur l’Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre ;
Sa bouche était silence et son âme mystère ;
Son trône était de piège et de fraude construit ;
Il avait pour soutien la force de la nuit ;
L’ombre était le cheval de sa statue équestre.
Toujours vêtu de noir, ce Tout-Puissant terrestre
Avait l’air d’être en deuil de ce qu’il existait ;
Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait ;
Immuable ; étant tout, il n’avait rien à dire.
Nul n’avait vu ce roi sourire ; le sourire
N’étant pas plus possible à ces lèvres de fer
Que l’aurore à la grille obscure de l’enfer.
S’il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
C’était pour assister le bourreau dans son œuvre,
Et sa prunelle avait pour clarté le reflet
Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.
Il était redoutable à la pensée, à l’homme,
À la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome ;
C’était Satan régnant au nom de Jésus-Christ ;
Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
Semblaient un glissement sinistre de vipères.
L’Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
Jamais n’illuminaient leurs livides plafonds ;
Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons ;
Les trahisons pour jeu, l’autodafé pour fête.
Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête
Ses projets dans la nuit obscurément ouverts ;
Sa rêverie était un poids sur l’univers ;
Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre ;
Sa prière faisait le bruit sourd d’une foudre ;
De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.
Ceux auxquels il pensait disaient : Nous étouffons.
Et les peuples, d’un bout à l’autre de l’empire,
Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,
On dirait du destin la froide sentinelle ;
Son immobilité commande ; sa prunelle
Luit comme un soupirail de caverne ; son doigt
Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,
Donner un ordre à l’ombre et vaguement l’écrire.
Chose inouïe ! il vient de grincer un sourire.
Un sourire insondable, impénétrable, amer.
C’est que la vision de son armée en mer
Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée ;
C’est qu’il la voit voguer par son dessein poussée,
Comme s’il était là, planant sous le zénith ;
Tout est bien ; l’océan docile s’aplanit ;
L’armada lui fait peur comme au déluge l’arche ;
La flotte se déploie en bon ordre de marche,
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacrés ; les flots leur font la haie ;
Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,
Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer ;
Autour d’elles la vague avec amour déferle,
L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.
Voici chaque galère avec son gastadour ;
Voici ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour ;
Les cent mestres de camp et les deux connétables ;
L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadiz ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
Et Philippe se penche, et, qu’importe l’espace !
Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur les pavois,
Les moços, l’amiral appuyé sur son page,
Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,
Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,
Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans ? sont-ce des citadelles ?
Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes ;
L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit.
Et le lugubre roi sourit de voir groupées
Sur quatre cents vaisseaux quatre-vingt mille épées.
Ô rictus du vampire assouvissant sa faim !
Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin !
Qui pourrait la sauver ? Le feu va prendre aux poudres.
Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres ;
Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing ?
N’est-il pas le seigneur qu’on ne contredit point ?
N’est-il pas l’héritier de César ? le Philippe
Dont l’ombre immense va du Gange au Pausilippe ?
Tout n’est-il pas fini quand il a dit : Je veux !
N’est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux ?
N’est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
Et que la mer charrie ainsi qu’elle le doit ?
Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre ?
N’est-il pas lui, le roi ? n’est-il pas l’homme sombre
À qui ce tourbillon de monstres obéit ?

Quand Béit-Cifresil, fils d’Abdallah-Béit,
Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,
Il y grava : « Le ciel est à Dieu ; j’ai la terre. »
Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,
Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond,
Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
L’infante tient toujours sa rose gravement,
Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
Soudain un souffle d’air, une de ces haleines
Que le soir frémissant jette à travers les plaines,
Tumultueux zéphyr effleurant l’horizon,
Trouble l’eau, fait frémir les joncs, met un frisson
Dans les lointains massifs de myrte et d’asphodèle,
Vient jusqu’au bel enfant tranquille, et, d’un coup d’aile,
Rapide, et secouant même l’arbre voisin,
Effeuille brusquement la fleur dans le bassin ;
Et l’infante n’a plus dans la main qu’une épine.
Elle se penche, et voit sur l’eau cette ruine ;
Elle ne comprend pas ; qu’est-ce donc ? Elle a peur ;
Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur
Cette brise qui n’a pas craint de lui déplaire.
Que faire ? Le bassin semble plein de colère ;
Lui, si clair tout à l’heure, il est noir maintenant ;
Il a des vagues ; c’est une mer bouillonnant ;
Toute la pauvre rose est éparse sur l’onde ;
Ses cent feuilles, que noie et roule l’eau profonde,
Tournoyant, naufrageant, s’en vont de tous côtés
Sur mille petits flots par la brise irrités ;
On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
« — Madame, dit la duègne avec sa face d’ombre
À la petite fille étonnée et rêvant,
Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent. »

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un groupe de maisons accolées les unes aux autres avec l'or du soir au-dessus d'elles et un crapaud qui se traîne dans une ornière.

II. Le crapaud

Le crapaud – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 790.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 765.

Le crapaud – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le crapaud, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé par I. Après la bataille et suivi par III. Les pauvres gens.

Le crapaud

Le crapaud – Le texte

II
Le crapaud


Que savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ?
Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
C’était la fin d’un jour d’orage, et l’occident
Changeait l’ondée en flamme en son brasier ardent ;
Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie,
Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
Grave, il songeait ; l’horreur contemplait la splendeur.
(Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ?
Hélas ! le bas-empire est couvert d’Augustules,
Les césars de forfaits, les crapauds de pustules,
Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils.)
Les feuilles s’empourpraient dans les arbres vermeils ;
L’eau miroitait, mêlée à l’herbe, dans l’ornière :
Le soir se déployait ainsi qu’une bannière ;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
Tout s’apaisait, dans l’air, sur l’onde ; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire ;
Peut-être le maudit se sentait-il béni ;
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini ;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en-haut, parfois tendre et parfois farouche ;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.
Un homme qui passait vit la hideuse bête,
Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
C’était un prêtre ayant un livre qu’il lisait ;
Puis une femme, avec une fleur au corset,
Vint et lui creva l’œil du bout de son ombrelle ;
Et le prêtre était vieux, et la femme était belle ;
Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
— J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel ; —
Tout homme sur la terre, où l’âme erre asservie,
Peut commencer ainsi le récit de sa vie.
On a le jeu, l’ivresse et l’aube dans les yeux,
On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
De petits hommes gais, respirant l’atmosphère
À pleins poumons, aimés, libres, contents, que faire
Sinon de torturer quelque être malheureux ?
Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
C’était l’heure où des champs les profondeurs s’azurent ;
Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l’aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, — l’enfant rit quand il tue, —
Se mit à le piquer d’une branche pointue
Élargissant le trou de l’œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid ;
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave ;
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait, son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action ! empirer la misère !
Ajouter de l’horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort difficile
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait ;
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L’ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis ;
Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre ! »
Tous ensemble, sur l’être au hasard exécré,
Ils fixaient leurs regards, et le désespéré
Regardait s’incliner sur lui ces fronts horribles.
— Hélas ! ayons des buts, mais n’ayons pas de cibles ;
Quand nous visons un point de l’horizon humain,
Ayons la vie, et non la mort, dans notre main. —
Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase ;
C’était de la fureur et c’était de l’extase ;
Un des enfants revint, apportant un pavé,
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd
Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd ;
Cet âne harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux voilés d’une vapeur
Cette stupidité qui peut-être est stupeur,
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue
Et d’un versant si dur, que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique ;
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.

Les enfants, entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette :
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête !
Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus, c’est bien plus amusant. »

Tous regardaient.

Soudain, avançant dans l’ornière

Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et, triste, — hélas ! penché
Sur un plus triste, — lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : Avance !
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable ;
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,
Un des enfants – celui qui conte cette histoire —
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : Sois bon !

Bonté de l’idiot ! diamant du charbon !
Sainte énigme ! lumière auguste des ténèbres !
Les célestes n’ont rien de plus que les funèbres
Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,
Songent, et, n’ayant pas la joie, ont la pitié.
Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,
L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,
Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant ;
Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !
L’animal avançant lorsque l’homme recule !
Dans la sérénité du pâle crépuscule,
La brute par moments pense et sent qu’elle est sœur
De la mystérieuse et profonde douceur ;
Il suffit qu’un éclair de grâce brille en elle
Pour qu’elle soit égale à l’étoile éternelle ;
Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,
Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,
Fait quelques pas de plus, s’écarte et se dérange
Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,
Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.
Tu cherches, philosophe ? Ô penseur, tu médites ?
Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites ?
Crois, pleure, abîme-toi dans l’insondable amour !
Quiconque est bon voit clair dans l’obscur carrefour ;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. Ô sage,
La bonté qui du monde éclaire le visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l’Inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d’union ineffable et suprême
Qui joint, dans l’ombre, hélas ! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l’âne, à Dieu le grand savant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une jeune femme allongée, la têt basculée en arrière, tournée vers le ciel, ou vers Booz endormi.

VI. Booz endormi

Booz endormi – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 584.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 40.

Booz endormi – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Booz endormi, un poème de la partie I – D’Ève à Jésus, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème V. Le temple et suivi de VII. Dieu invisible au philosophe, non encore enregistré sur ce site.

Booz endormi

Booz endormi – Le texte

VI
Booz endormi

Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
« Laissez tomber exprès des épis, » disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens.
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très-anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

» Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

» Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

» Mais, vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. »

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base ;
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête d'un cheval se cabrant après la bataille, la crinière au vent.

I. Après la bataille

Après la bataille – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 789.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 705.

Après la bataille – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Après la bataille, premier poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est suivi par II. Le crapaud.

Après la bataille

Après la bataille – Le texte

I
Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié,
Et qui disait : « À boire ! à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près, que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

Apparition et sacre de la femme, Ève, qui sort de l'onde, de la terre ou d'un voile, au premier jour du monde.

I. Le sacre de la femme

Le sacre de la femme – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 571 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 23.

Le sacre de la femme – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Le sacre de la femme, premier poème du cycle D’Ève à Jésus, de La Légende des siècles – Première série, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. La conscience.

Le sacre de la femme

Le sacre de la femme – Le texte

I

Le sacre de la femme

I

L’aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme
D’éblouissement, vaste, insondable, sublime ;
Une ardente lueur de paix et de bonté.
C’était aux premiers temps du globe ; et la clarté
Brillait sereine au front du ciel inaccessible,
Étant tout ce que Dieu peut avoir de visible ;
Tout s’illuminait, l’ombre et le brouillard obscur ;
Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur ;
Le jour en flamme, au fond de la terre ravie,
Embrasait les lointains splendides de la vie ;
Les horizons pleins d’ombre et de rocs chevelus,
Et d’arbres effrayants que l’homme ne voit plus,
Luisaient comme le songe et comme le vertige,
Dans une profondeur d’éclair et de prodige ;
L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement ;
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant,
Si frais, si gracieux, si suave et si tendre,
Que les anges distraits se penchaient pour l’entendre ;
Le seul rugissement du tigre était plus doux ;
Les halliers où l’agneau paissait avec les loups,
Les mers où l’hydre aimait l’alcyon, et les plaines
Où les ours et les daims confondaient leurs haleines,
Hésitaient, dans le chœur des concerts infinis,
Entre le cri de l’antre et la chanson des nids.
La prière semblait à la clarté mêlée ;
Et sur cette nature encore immaculée
Qui du verbe éternel avait gardé l’accent,
Sur ce monde céleste, angélique, innocent,
Le matin, murmurant une sainte parole,
Souriait, et l’aurore était une auréole.
Tout avait la figure intègre du bonheur ;
Pas de bouche d’où vînt un souffle empoisonneur ;
Pas un être qui n’eût sa majesté première ;
Tout ce que l’infini peut jeter de lumière
Éclatait pêle-mêle à la fois dans les airs ;
Le vent jouait avec cette gerbe d’éclairs
Dans le tourbillon libre et fuyant des nuées ;
L’enfer balbutiait quelques vagues huées
Qui s’évanouissaient dans le grand cri joyeux
Des eaux, des monts, des bois, de la terre et des cieux !
Les vents et les rayons semaient de tels délires
Que les forêts vibraient comme de grandes lyres ;
De l’ombre à la clarté, de la base au sommet,
Une fraternité vénérable germait ;
L’astre était sans orgueil et le ver sans envie ;
On s’adorait d’un bout à l’autre de la vie ;
Une harmonie égale à la clarté, versant
Une extase divine au globe adolescent,
Semblait sortir du cœur mystérieux du monde ;
L’herbe en était émue, et le nuage, et l’onde,
Et même le rocher qui songe et qui se tait ;
L’arbre, tout pénétré de lumière, chantait ;
Chaque fleur, échangeant son souffle et sa pensée
Avec le ciel serein d’où tombe la rosée,
Recevait une perle et donnait un parfum ;
L’Être resplendissait, Un dans Tout, Tout dans Un ;
Le paradis brillait sous les sombres ramures
De la vie ivre d’ombre et pleine de murmures,
Et la lumière était faite de vérité ;
Et tout avait la grâce, ayant la pureté ;
Tout était flamme, hymen, bonheur, douceur, clémence,
Tant ces immenses jours avaient une aube immense !

II

Ineffable lever du premier rayon d’or !
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
Ô matin des matins ! amour ! joie effrénée
De commencer le temps, l’heure, le mois, l’année !
Ouverture du monde ! instant prodigieux !
La nuit se dissolvait dans les énormes cieux
Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre ;
Autant que le chaos la lumière était gouffre ;
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,
Certitude pour l’âme et pour les yeux splendeur ;
De faîte en faîte, au ciel et sur terre, et dans toutes
Les épaisseurs de l’être aux innombrables voûtes,
On voyait l’évidence adorable éclater ;
Le monde s’ébauchait ; tout semblait méditer ;
Les types primitifs, offrant dans leur mélange
Presque la brute informe et rude et presque l’ange,
Surgissaient, orageux, gigantesques, touffus ;
On sentait tressaillir sous leurs groupes confus
La terre, inépuisable et suprême matrice ;
La création sainte, à son tour créatrice,
Modelait vaguement des aspects merveilleux,
Faisait sortir l’essaim des êtres fabuleux
Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues,
Et proposait à Dieu des formes inconnues
Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea ;
On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà
Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses,
Dans des verdissements de feuilles monstrueuses ;
Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait ;
Tout semblait presque hors de la mesure éclore ;
Comme si la nature, en étant proche encore,
Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,
Une difformité splendide au noir chaos.

Les divins paradis, pleins d’une étrange sève,
Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,
Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,
Leur extase aujourd’hui serait presque l’effroi ;
Mais qu’importe à l’abîme, à l’âme universelle
Qui dépense un soleil au lieu d’une étincelle,
Et qui, pour y pouvoir poser l’ange azuré,
Fait croître jusqu’aux cieux l’Éden démesuré !

Jours inouïs ! le bien, le beau, le vrai, le juste,
Coulaient dans le torrent, frissonnaient dans l’arbuste ;
L’aquilon louait Dieu de sagesse vêtu ;
L’arbre était bon ; la fleur était une vertu ;
C’est trop peu d’être blanc, le lys était candide ;
Rien n’avait de souillure et rien n’avait de ride ;
Jours purs ! rien ne saignait sous l’ongle et sous la dent ;
La bête heureuse était l’innocence rôdant ;
Le mal n’avait encor rien mis de son mystère
Dans le serpent, dans l’aigle altier, dans la panthère ;
Le précipice ouvert dans l’animal sacré
N’avait pas d’ombre, étant jusqu’au fond éclairé ;
La montagne était jeune et la vague était vierge ;
Le globe, hors des mers dont le flot le submerge,
Sortait beau, magnifique, aimant, fier, triomphant,
Et rien n’était petit quoique tout fût enfant ;
La terre avait, parmi ses hymnes d’innocence,
Un étourdissement de sève et de croissance ;
L’instinct fécond faisait rêver l’instinct vivant ;
Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent,
L’amour épars flottait comme un parfum s’exhale ;
La nature riait, naïve et colossale ;
L’espace vagissait ainsi qu’un nouveau-né.
L’aube était le regard du soleil étonné.

III

Or, ce jour-là, c’était le plus beau qu’eût encore
Versé sur l’univers la radieuse aurore ;
Le même séraphique et saint frémissement
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ;
L’éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes ;
Les souffles abondaient plus profonds sur les cimes ;
Les feuillages avaient de plus doux mouvements ;
Et les rayons tombaient caressants et charmants
Sur un frais vallon vert, où, débordant d’extase,
Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,
Heureux d’être, joyeux d’aimer, ivres de voir,
Dans l’ombre, au bord d’un lac, vertigineux miroir,
Étaient assis, les pieds effleurés par la lame,
Le premier homme auprès de la première femme.

L’époux priait, ayant l’épouse à son côté.

IV

Ève offrait au ciel bleu la sainte nudité ;
Ève blonde admirait l’aube, sa sœur vermeille.

Chair de la femme ! argile idéale ! ô merveille !
Ô pénétration sublime de l’esprit
Dans le limon que l’Être ineffable pétrit !
Matière où l’âme brille à travers son suaire !
Boue où l’on voit les doigts du divin statuaire !
Fange auguste appelant le baiser et le cœur,
Si sainte, qu’on ne sait, tant l’amour est vainqueur,
Tant l’âme est vers ce lit mystérieux poussée,
Si cette volupté n’est pas une pensée,
Et qu’on ne peut, à l’heure où les sens sont en feu,
Étreindre la beauté sans croire embrasser Dieu !

Ève laissait errer ses yeux sur la nature.

Et, sous les verts palmiers à la haute stature,
Autour d’Ève, au-dessus de sa tête, l’œillet
Semblait songer, le bleu lotus se recueillait,
Le frais myosotis se souvenait ; les roses
Cherchaient ses pieds avec leurs lèvres demi-closes ;
Un souffle fraternel sortait du lys vermeil ;
Comme si ce doux être eût été leur pareil,
Comme si de ces fleurs, ayant toutes une âme,
La plus belle s’était épanouie en femme.

V

Pourtant, jusqu’à ce jour, c’était Adam, l’élu
Qui dans le ciel sacré le premier avait lu,
C’était le Marié tranquille et fort, que l’ombre
Et la lumière, et l’aube, et les astres sans nombre,
Et les bêtes des bois, et les fleurs du ravin
Suivaient ou vénéraient comme l’aîné divin,
Comme le front ayant la lueur la plus haute ;
Et, quand tous deux, la main dans la main, côte à côte,
Erraient dans la clarté de l’Éden radieux,
La nature sans fond, sous ses millions d’yeux,
À travers les rochers, les rameaux, l’onde et l’herbe,
Couvait, avec amour pour le couple superbe,
Avec plus de respect pour l’homme, être complet,
Ève qui regardait, Adam qui contemplait.

Mais, ce jour-là, ces yeux innombrables qu’entr’ouvre
L’infini sous les plis du voile qui le couvre,
S’attachaient sur l’épouse et non pas sur l’époux,
Comme si, dans ce jour religieux et doux,
Béni parmi les jours et parmi les aurores,
Aux nids ailés perdus sous les branches sonores,
Au nuage, aux ruisseaux, aux frissonnants essaims,
Aux bêtes, aux cailloux, à tous ces êtres saints
Que de mots ténébreux la terre aujourd’hui nomme,
La femme eût apparu plus auguste que l’homme !

VI

Pourquoi ce choix ? pourquoi cet attendrissement
Immense du profond et divin firmament ?
Pourquoi tout l’univers penché sur une tête ?
Pourquoi l’aube donnant à la femme une fête ?
Pourquoi ces chants ? Pourquoi ces palpitations
Des flots dans plus de joie et dans plus de rayons ?
Pourquoi partout l’ivresse et la hâte d’éclore,
Et les antres heureux de s’ouvrir à l’aurore,
Et plus d’encens sur terre et plus de flamme aux cieux ?

Le beau couple innocent songeait silencieux.

VII

Cependant la tendresse inexprimable et douce
De l’astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,
Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D’Ève, que saluait du haut des cieux le jour ;
Le regard qui sortait des choses et des êtres,
Des flots bénis, des bois sacrés, des arbres prêtres,
Se fixait, plus pensif de moment en moment,
Sur cette femme au front vénérable et charmant ;
Un long rayon d’amour lui venait des abîmes,
De l’ombre, de l’azur, des profondeurs, des cimes,
De la fleur, de l’oiseau chantant, du roc muet.

Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait.

III. Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 578 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 32.

Puissance égale bonté – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Puissance égale bonté, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème II. La conscience et suivi de IV. Les lions.

Puissance égale bonté

Puissance égale bonté – Le texte

III
Puissance égale bonté

Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L’Être dit : « J’y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai ;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.
— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J’aimerais mieux celle de l’antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
— Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
— Prends. » Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l’or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m’aider à souffler, » dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
À l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu’allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.

Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout ; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre ;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.

Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d’or leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba sous l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.

Sous de lourd nuages noirs qui crèvent au-dessus d'elle, une petite maison abrite de pauvres gens.

III – Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les références

La Légende des siècles – Première sérieXIII – Maintenant ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 793.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles – LII, p. 756.

Les Pauvres gens – L’enregistrement intégral

Je vous invite à écouter Les Pauvres gens, un poème de la partie XIII – Maintenant, de La Légende des siècles, de Victor Hugo, enregistré dans son intégralité.
Il est précédé de II. Le crapaud et suivi par IV. Paroles dans l’épreuve, non encore enregistré sur ce site.

Les Pauvres gens

Les Pauvres gens – Les dix parties

Vous trouverez ci-dessous, les dix parties, chacune réenregistrée avec le texte en regard.

Les Pauvres gens - I

Les Pauvres gens – I – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la première partie des Pauvres gens – I.

Les Pauvres gens – I


Les Pauvres gens – I – Le texte


Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d’ombre, et l’on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l’encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d’un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s’étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d’âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C’est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d’écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.

Les Pauvres gens - II

Les Pauvres gens – II – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la deuxième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – II


Les Pauvres gens -II – Le texte


L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

Les Pauvres gens - III

Les Pauvres gens – III – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la troisième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – III


Les Pauvres gens -III – Le texte


Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L’importune, et, parmi les écueils en décombres,
L’Océan l’épouvante, et toutes sortes d’ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots.
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l’artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l’énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes,
D’un côté les berceaux et de l’autre les tombes.

Elle songe, elle rêve. – Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l’hiver comme l’été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d’orge.
– Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d’une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan noir
Comme les tourbillons d’étincelles de l’âtre.
C’est l’heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu’illuminent ses yeux,
Et c’est l’heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d’ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement. –
Horreur ! l’homme, dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.

Les Pauvres gens - IV

Les Pauvres gens – IV – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la quatrième partie des Pauvres gens.

Les Pauvres gens – IV


Les Pauvres gens -IV – Le texte


Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c’est affreux de se dire : « Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! – mon cœur, mon sang, ma chair ! »
Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
À tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Ils n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : « Oh ! rends-nous-les ! »
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d’aide. Ses enfants sont trop petits. – Ô mère !
Tu dis : « S’ils étaient grands ! – leur père est seul ! » Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : « Oh! s’ils étaient petits ! »

Les Pauvres gens - V

Les Pauvres gens – V – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la cinquième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – V


Les Pauvres gens – V – Le texte


Elle prend sa lanterne et sa cape. – C’est l’heure
D’aller voir s’il revient, si la mer est meilleure,
S’il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! – Et la voilà qui part. L’air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l’espace où le flot des ténèbres s’épanche.
Il pleut. Rien n’est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître.
Elle va. L’on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d’humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d’un fleuve.

« Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l’autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va. »

Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
« Malade ! Et ses enfants ! comme c’est mal nourri !
Elle n’en a que deux, mais elle est sans mari. »
Puis, elle frappe encore. « Hé ! voisine ! » elle appelle.
Et la maison se tait toujours. « Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps! »
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d’une pitié suprême,
Morne, tourna dans l’ombre et s’ouvrit d’elle-même.

Les Pauvres gens - VI

Les Pauvres gens – VI – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la sixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VI


Les Pauvres gens – VI – Le texte


Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L’eau tombait du plafond comme des trous d’un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l’air effrayant ;
Un cadavre ; – autrefois, mère joyeuse et forte ; –
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après son long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l’horreur sortait de cette bouche ouverte
D’où l’âme en s’enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu’entend l’éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait froid.

Les Pauvres gens - VII

Les Pauvres gens – VII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la septième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VII


Les Pauvres gens – VII – Le texte


Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d’où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme.
La morte écoute l’ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’œil triste et hagard :
« Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi, de ton regard ? »

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !

Les Pauvres gens - VIII

Les Pauvres gens – VIII – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la huitième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – VIII


Les Pauvres gens – VIII – Le texte


Qu’est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu’est-ce donc qu’elle emporte ?
Qu’est-ce donc que Jeannie emporte en s’en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D’où vient qu’en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu’est-ce donc qu’elle cache avec un air troublé
Dans l’ombre, sur son lit ? Qu’a-t-elle donc volé ?

Les Pauvres gens - IX

Les Pauvres gens – IX – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la neuvième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – IX


Les Pauvres gens – IX – Le texte


Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s’assit toute pâle ; on eût dit qu’elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu’au loin grondait la mer farouche.

« Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n’avait pas assez de peine ; il faut que j’aille
Lui donner celle-là de plus. – C’est lui ? – Non. Rien.
– J’ai mal fait. – S’il me bat, je dirai : Tu fais bien.
– Est-ce lui ? – Non. – Tant mieux. – La porte bouge comme
Si l’on entrait. – Mais non. – Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j’ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! »
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S’enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N’entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l’onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : « C’est la marine. »

Les Pauvres gens - X

Les Pauvres gens – X – L’enregistrement

Je vous invite à écouter la dixième partie des Pauvres gens, de Victor Hugo.

Les Pauvres gens – X


Les Pauvres gens – X – Le texte


« C’est toi ! » cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : « Me voici, femme ! »
Et montrait sur son front qu’éclairait l’âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait.
« Je suis volé, dit-il ; la mer c’est la forêt.
– Quel temps a-t-il fait ? – Dur. – Et la pêche ? – Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n’ai rien pris du tout. J’ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J’ai cru que le bateau se couchait, et l’amarre
A cassé. Qu’as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? »
Jeannie eut un frisson dans l’ombre et se troubla.
« – Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l’ordinaire,
J’ai cousu. J’écoutais la mer comme un tonnerre,
J’avais peur. – Oui, l’hiver est dur, mais c’est égal. »
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : « À propos, notre voisine est morte.
C’est hier qu’elle a dû mourir, enfin, n’importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L’un s’appelle Guillaume et l’autre Madeleine ;
L’un qui ne marche pas, l’autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin. »

L’homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
– Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n’est pas ma faute. C’est l’affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C’est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous.
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.

– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!

Un bras est tendu, la main relevée pour empêcher le mal, telle la conscience devant une mauvaise action.

II – La Conscience

La Conscience – Les références

La Légende des siècles – Première sérieI – D’Ève à Jésus ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 576 ;
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesII – D’Ève à Jésus, p. 30.

La Conscience – L’enregistrement

Je vous invite à écouter La Conscience, un poème de La Légende des siècles – Première série, D’Ève à Jésus, de Victor Hugo.
Il est précédé du poème I. Le sacre de la femme et suivi de III. Puissance égale bonté.

La Conscience

La Conscience – Le texte

II
La Conscience

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’œil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb,
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet œil me regarde toujours ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit : « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.