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Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente des arcades sous lesquelles sont empalées des têtes. On aperçoit de hauts bâtiments en face, dont une forteresse.

XI. Sur une barricade, au milieu des pavés…

Sur une barricade, au milieu des pavés… – Les références

L’Année terribleJuin ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 135.

Sur une barricade, au milieu des pavés… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Sur une barricade, au milieu des pavés…, poème de Juin, du recueil L’Année terrible, de Victor Hugo.

Sur une barricade, au milieu des pavés…


Sur une barricade, au milieu des pavés… – Le texte

XI


Sur une barricade, au milieu des pavés
Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavés,
Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.
— Es-tu de ceux-là, toi ? — L’enfant dit : Nous en sommes.
— C’est bon, dit l’officier, on va te fusiller.
Attends ton tour. — L’enfant voit des éclairs briller,
Et tous ses compagnons tomber sous la muraille.
Il dit à l’officier : Permettez-vous que j’aille
Rapporter cette montre à ma mère chez nous ?
— Tu veux t’enfuir ? — Je vais revenir. — Ces voyous
Ont peur ! Où loges-tu ? — Là, près de la fontaine.
Et je vais revenir, monsieur le capitaine.
— Va-t’en, drôle ! — L’enfant s’en va. — Piège grossier !
Et les soldats riaient avec leur officier,
Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle ;
Mais le rire cessa, car soudain l’enfant pâle,
Brusquement reparu, fier comme Viala,
Vint s’adosser au mur et leur dit : Me voilà.

La mort stupide eut honte, et l’officier fit grâce.

Enfant, je ne sais point, dans l’ouragan qui passe
Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits,
Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis
Que ton âme ignorante est une âme sublime.
Bon et brave, tu fais, dans le fond de l’abîme,
Deux pas, l’un vers ta mère et l’autre vers la mort ;
L’enfant a la candeur et l’homme a le remord,
Et tu ne réponds point de ce qu’on te fit faire ;
Mais l’enfant est superbe et vaillant qui préfère
À la fuite, à la vie, à l’aube, aux jeux permis,
Au printemps, le mur sombre où sont morts ses amis.
La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore !
Doux ami, dans la Grèce antique, Stésichore
T’eût chargé de défendre une porte d’Argos ;
Cinégyre t’eût dit : Nous sommes deux égaux !
Et tu serais admis au rang des purs éphèbes
Par Tyrtée à Messène et par Eschyle à Thèbes.
On graverait ton nom sur des disques d’airain ;
Et tu serais de ceux qui, sous le ciel serein,
S’ils passent près du puits ombragé par le saule,
Font que la jeune fille ayant sur son épaule
L’urne où s’abreuveront les buffles haletants,
Pensive, se retourne et regarde longtemps.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente, de façon abstraite, une ligne d'horizon, avec un océan sépia et un ciel de même teinte, qui semblent dire : Pas de représailles.

V. Pas de représailles

Pas de représailles – Les références

L’Année terribleAvril ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 102.

Pas de représailles – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Pas de représailles, un poème du recueil L’Année terrible, Avril, de Victor Hugo.

Pas de représailles


Pas de représailles – Le texte

V
Pas de représailles


Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois ;
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle est l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.
Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre ;
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : – « Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. » –
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : – « Voilons la vérité ! »
Jamais je ne dirai : – « Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. »
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : – Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers, et je frappe, ayant été frappé. –
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô vainqueurs, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci, jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux ?
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne ;
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne,
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots sinistres, les verroux,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir, en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un être couvert d'une cagoule et d'une grande robe avec un œil pectoral ; trois oiseaux volent au-dessus de sa tête. Sur sa gauche, derrière lui, apparaît, près d'un arbre, le soleil, les yeux fermés.

I. 1er Janvier

1er Janvier – Les références

L’Année terribleJanvier ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 61.

1er Janvier – L’enregistrement

Je vous invite à écouter 1er Janvier, un poème du recueil L’Année terrible, Janvier, de Victor Hugo.

1er Janvier


1er Janvier – Le texte

I
1er Janvier


Enfant, on vous dira plus tard que le grand-père
Vous adorait ; qu’il fit de son mieux sur la terre,
Qu’il eut fort peu de joie et beaucoup d’envieux,
Qu’au temps où vous étiez petits il était vieux,
Qu’il n’avait pas de mots bourrus ni d’airs moroses,
Et qu’il vous a quittés dans la saison des roses ;
Qu’il est mort, que c’était un bonhomme clément ;
Que, dans l’hiver fameux du grand bombardement,
Il traversait Paris tragique et plein d’épées,
Pour vous porter des tas de jouets, des poupées,
Et des pantins faisant mille gestes bouffons ;
Et vous serez pensifs sous les arbres profonds.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente un nuage qui éclate au-dessus d'arbres et de toits, telle une bombe aux Feuillantines.

VI. Une bombe aux Feuillantines

Une bombe aux Feuillantines – Les références

L’Année terribleJanvier ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 67.

Une bombe aux Feuillantines – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Une bombe aux Feuillantines, un poème du recueil L’Année terrible, Janvier, de Victor Hugo.

Une bombe aux Feuillantines


Une bombe aux Feuillantines – Le texte

VI
Une bombe aux Feuillantines


Qu’es-tu ? quoi, tu descends de là-haut, misérable !
Quoi ! toi, le plomb, le feu, la mort, l’inexorable,
Reptile de la guerre au sillon tortueux,
Quoi ! toi, l’assassinat cynique et monstrueux
Que les princes du fond des nuits jettent aux hommes,
Toi, crime, toi, ruine et deuil, toi qui te nommes
Haine, effroi, guet-apens, carnage, horreur, courroux,
C’est à travers l’azur que tu t’abats sur nous !
Chute affreuse de fer, éclosion infâme,
Fleur de bronze éclatée en pétales de flamme,
Ô vile foudre humaine, ô toi par qui sont grands
Les bandits, et par qui sont divins les tyrans,
Servante des forfaits royaux, prostituée,
Par quel prodige as-tu jailli de la nuée ?
Quelle usurpation sinistre de l’éclair !
Comment viens-tu du ciel, toi qui sors de l’enfer !

L’homme que tout à l’heure effleura ta morsure,
S’était assis pensif au coin d’une masure.
Ses yeux cherchaient dans l’ombre un rêve qui brilla ;
Il songeait ; il avait, tout petit, joué là ;
Le passé devant lui, plein de voix enfantines,
Apparaissait ; c’est là qu’étaient les Feuillantines ;
Ton tonnerre idiot foudroie un paradis.
Oh ! que c’était charmant ! comme on riait jadis !
Vieillir, c’est regarder une clarté décrue.
Un jardin verdissait où passe cette rue.
L’obus achève, hélas, ce qu’a fait le pavé.
Ici les passereaux pillaient le sénevé,
Et les petits oiseaux se cherchaient des querelles ;
Les lueurs de ce bois étaient surnaturelles ;
Que d’arbres ! quel air pur dans les rameaux tremblants !
On fut la tête blonde, on a des cheveux blancs ;
On fut une espérance et l’on est un fantôme.
Oh ! comme on était jeune à l’ombre du vieux dôme !
Maintenant on est vieux comme lui. Le voilà.
Ce passant rêve. Ici son âme s’envola
Chantante, et c’est ici qu’à ses vagues prunelles
Apparurent des fleurs qui semblaient éternelles.
Ici la vie était de la lumière ; ici
Marchait, sous le feuillage en avril épaissi,
Sa mère qu’il tenait par un pan de sa robe.
Souvenirs ! comme tout brusquement se dérobe !
L’aube ouvrant sa corolle à ses regards a lui
Dans ce ciel où flamboie en ce moment sur lui
L’épanouissement effroyable des bombes.
Ô l’ineffable aurore où volaient des colombes !
Cet homme, que voici lugubre, était joyeux.
Mille éblouissements émerveillaient ses yeux.
Printemps ! en ce jardin abondaient les pervenches,
Les roses, et des tas de pâquerettes blanches
Qui toutes semblaient rire au soleil se chauffant,
Et lui-même était fleur, puisqu’il était enfant.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente trois têtes empalées et leurs ombres projetées.

IV. Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire…

Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire… – Les références

L’Année terribleMai ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 120.

Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire…, un poème du recueil L’Année terrible, Mai, de Victor Hugo.

Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire…


Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire… – Le texte

IV


Est-il jour ? Est-il nuit ? horreur crépusculaire !
Toute l’ombre est livrée à l’immense colère.
Coups de foudre, bruits sourds. Pâles, nous écoutons.
Le supplice imbécile et noir frappe à tâtons.
Rien de divin ne luit. Rien d’humain ne surnage.
Le hasard formidable erre dans le carnage,
Et mitraille un troupeau de vaincus, sans savoir
S’ils croyaient faire un crime ou remplir un devoir.
L’ombre engloutit Babel jusqu’aux plus hauts étages.
Des bandits ont tué soixante-quatre otages,
On réplique en tuant six mille prisonniers.
On pleure les premiers, on raille les derniers.
Le vent qui souffle a presque éteint cette veilleuse,
La conscience. Ô nuit ! brume ! heure périlleuse !
Les exterminateurs semblent doux, leur fureur
Plaît, et celui qui dit : Pardonnez ! fait horreur.
Ici l’armée et là le peuple ; c’est la France
Qui saigne ; et l’ignorance égorge l’ignorance.
Le droit tombe. Excepté Caïn, rien n’est debout.
Une sorte de crime épars flotte sur tout.
L’innocent paraît noir tant cette ombre le couvre.
L’un a brûlé le Louvre. Hein ? Qu’est-ce que le Louvre ?
Il ne le savait pas. L’autre, horribles exploits,
Fusille devant lui, stupide. Où sont les lois ?
Les ténèbres avec leurs sombres sœurs, les flammes,
Ont pris Paris, ont pris les cœurs, ont pris les âmes.
Je tue et ne vois pas. Je meurs et ne sais rien.
Tous mêlés, l’enfant blond, l’affreux galérien,
Pères, fils, jeunes, vieux, le démon avec l’ange,
L’homme de la pensée et l’homme de la fange,
Dans on ne sait quel gouffre expirent à la fois.
Dans l’effrayant brasier sait-on de quelles voix
Se compose le cri du bœuf d’airain qui beugle ?

La mort sourde, ô terreur, fauche la foule aveugle.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente deux taches collées l'une à l'autre, et leurs éclaboussures.

IX. À l’évêque qui m’appelle athée

À l’évêque qui m’appelle athée – Les références

L’Année terribleNovembre ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 42.

À l’évêque qui m’appelle athée – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À l’évêque qui m’appelle athée, un poème du recueil L’Année terrible, Novembre, de Victor Hugo.

À l’évêque qui m’appelle athée


À l’évêque qui m’appelle athée – Le texte

IX
À l’évêque qui m’appelle athée


Athée ? entendons-nous, prêtre, une fois pour toutes.
M’espionner, guetter mon âme, être aux écoutes,
Regarder par le trou de la serrure au fond
De mon esprit, chercher jusqu’où mes doutes vont,
Questionner l’enfer, consulter son registre
De police, à travers son soupirail sinistre,
Pour voir ce que je nie ou bien ce que je croi,
Ne prends pas cette peine inutile. Ma foi
Est simple, et je la dis. J’aime la clarté franche :

S’il s’agit d’un bonhomme à longue barbe blanche,
D’une espèce de pape ou d’empereur, assis
Sur un trône qu’on nomme au théâtre un châssis,
Dans la nuée, ayant un oiseau sur sa tête,
À sa droite un archange, à sa gauche un prophète,
Entre ses bras son fils pâle et percé de clous,
Un et triple, écoutant des harpes, Dieu jaloux,
Dieu vengeur, que Garasse enregistre, qu’annote
L’abbé Pluche en Sorbonne et qu’approuve Nonotte ;
S’il s’agit de ce Dieu que constate Trublet,
Dieu foulant aux pieds ceux que Moïse accablait,
Sacrant tous les bandits royaux dans leurs repaires,
Punissant les enfants pour la faute des pères,
Arrêtant le soleil à l’heure où le soir nait,
Au risque de casser le grand ressort tout net,
Dieu mauvais géographe et mauvais astronome,
Contrefaçon immense et petite de l’homme,
En colère, et faisant la moue au genre humain,
Comme un Père Duchêne un grand sabre à la main ;
Dieu qui volontiers damne et rarement pardonne,
Qui sur un passe-droit consulte une madone,
Dieu qui dans son ciel bleu se donne le devoir
D’imiter nos défauts et le luxe d’avoir
Des fléaux, comme on a des chiens ; qui trouble l’ordre,
Lâche sur nous Nemrod et Cyrus, nous fait mordre
Par Cambyse, et nous jette aux jambes Attila,
Prêtre, oui, je suis athée à ce vieux bon Dieu-là.

Mais s’il s’agit de l’être absolu qui condense
Là-haut tout l’idéal dans toute l’évidence,
Par qui, manifestant l’unité de la loi,
L’univers peut, ainsi que l’homme, dire : Moi ;
De l’être dont je sens l’âme au fond de mon âme,
De l’être qui me parle à voix basse, et réclame
Sans cesse pour le vrai contre le faux, parmi
Les instincts dont le flot nous submerge à demi ;
S’il s’agit du témoin dont ma pensée obscure
A parfois la caresse et parfois la piqûre
Selon qu’en moi, montant au bien, tombant au mal,
Je sens l’esprit grandir ou croître l’animal ;
S’il s’agit du prodige immanent qu’on sent vivre
Plus que nous ne vivons, et dont notre âme est ivre
Toutes les fois qu’elle est sublime, et qu’elle va,
Où s’envola Socrate, où Jésus arriva,
Pour le juste, le vrai, le beau, droit au martyre,
Toutes les fois qu’au gouffre un grand devoir l’attire,
Toutes les fois qu’elle est dans l’orage alcyon,
Toutes les fois qu’elle a l’auguste ambition
D’aller, à travers l’ombre infâme qu’elle abhorre
Et de l’autre côté des nuits, trouver l’aurore ;
Ô prêtre, s’il s’agit de ce quelqu’un profond
Que les religions ne font ni ne défont,
Que nous devinons bon et que nous sentons sage,
Qui n’a pas de contour, qui n’a pas de visage,
Et pas de fils, ayant plus de paternité
Et plus d’amour que n’a de lumière l’été ;
S’il s’agit de ce vaste inconnu que ne nomme,
N’explique et ne commente aucun Deutéronome,
Qu’aucun Calmet ne peut lire en aucun Esdras,
Que l’enfant dans sa crèche et les morts dans leurs draps,
Distinguent vaguement d’en bas comme une cime,
Très-Haut qui n’est mangeable en aucun pain azime,
Qui parce que deux cœurs s’aiment, n’est point fâché,
Et qui voit la nature où tu vois le péché ;
S’il s’agit de ce Tout vertigineux des êtres
Qui parle par la voix des éléments, sans prêtres,
Sans bibles, point charnel et point officiel,
Qui pour livre a l’abîme et pour temple le ciel,
Loi, Vie, Âme, invisible à force d’être énorme,
Impalpable à ce point qu’en dehors de la forme
Des choses que dissipe un souffle aérien,
On l’aperçoit dans tout sans le saisir dans rien ;
S’il s’agit du suprême Immuable, solstice
De la raison, du droit, du bien, de la justice,
En équilibre avec l’infini, maintenant,
Autrefois, aujourd’hui, demain, toujours, donnant
Aux soleils la durée, aux cœurs la patience,
Qui, clarté hors de nous, est en nous conscience ;
Si c’est de ce Dieu-là qu’il s’agit, de celui
Qui toujours dans l’aurore et dans la tombe a lui,
Étant ce qui commence et ce qui recommence ;
S’il s’agit du principe éternel, simple, immense,
Qui pense puisqu’il est, qui de tout est le lieu,
Et que, faute d’un nom plus grand, j’appelle Dieu,
Alors tout change, alors nos esprits se retournent,
Le tien vers la nuit, gouffre et cloaque où séjournent
Les rires, les néants, sinistre vision,
Et le mien vers le jour, sainte affirmation,
Hymne, éblouissement de mon âme enchantée ;
Et c’est moi le croyant, prêtre, et c’est toi l’athée.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tache et ses éclaboussures collatérales.

Les 7,500,000 oui

Les 7,500,000 oui – Les références

L’Année terriblePrologue ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 7.

Les 7,500,000 oui – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les 7,500,000 oui, un poème du recueil L’Année terrible, Prologue, de Victor Hugo.

Les 7,500,000 oui


Les 7,500,000 oui – Le texte

Les 7,500,000 oui

(Publié en mai 1870)


Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas !

Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas.
La foule, c’est l’ébauche à côté du décombre ;
C’est le chiffre, ce grain de poussière du nombre ;
C’est le vague profil des ombres dans la nuit ;
La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit ;
Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle.
Mais quand elle se lève, ayant la force en elle,
On doit à la grandeur de la foule, au péril,
Au saint triomphe, au droit, un langage viril ;
Puisqu’elle est la maîtresse, il sied qu’on lui rappelle
Les lois d’en haut que l’âme au fond des cieux épèle,
Les principes sacrés, absolus, rayonnants ;
On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants.
Ce n’est point pour ramper qu’on rêve aux solitudes.
La foule et le songeur ont des rencontres rudes ;
C’était avec un front où la colère bout
Qu’Ezéchiel criait aux ossements : Debout !
Moïse était sévère en rapportant les tables ;
Dante grondait. L’esprit des penseurs redoutables,
Grave, orageux, pareil au mystérieux vent
Soufflant du ciel profond dans le désert mouvant
Où Thèbes s’engloutit comme un vaisseau qui sombre,
Ce fauve esprit, chargé des balaiements de l’ombre,
A, certes, autre chose à faire que d’aller
Caresser, dans la nuit trop lente à s’étoiler,
Ce grand monstre de pierre accroupi qui médite,
Ayant en lui l’énigme adorable ou maudite ;
L’ouragan n’est pas tendre aux colosses émus ;
Ce n’est pas d’encensoirs que le sphinx est camus.
La vérité, voilà le grand encens austère
Qu’on doit à cette masse où palpite un mystère,
Et qui porte en son sein qu’un ventre appesantit
Le droit juste mêlé de l’injuste appétit.

Ô genre humain ! lumière et nuit ! chaos des âmes.

La multitude peut jeter d’augustes flammes.
Mais qu’un vent souffle, on voit descendre tout à coup
Du haut de l’honneur vierge au plus bas de l’égout
La foule, cette grande et fatale orpheline ;
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline.
Ah ! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants,
Quand Cynégire mord les navires fuyants,
Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles,
Léonidas s’en va tomber aux Thermopyles,
Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédéré
Brise l’Autriche avec son dur bâton ferré,
Quand l’altier Winckelried, ouvrant ses bras épiques,
Meurt dans l’embrassement formidable des piques,
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît,
Quand Pélage rugit au fond de sa forêt,
Quand Manin, réveillant les tombes, galvanise
Ce vieux dormeur d’airain, le lion de Venise,
Quand le grand paysan chasse à coups de sabot
Lautrec de Lombardie et de France Talbot,
Quand Garibaldi, rude au vil prêtre hypocrite,
Montre un héros d’Homère aux monts de Théocrite,
Et fait subitement flamboyer à côté
De l’Etna ton cratère, ô sainte Liberté !
Quand la Convention impassible tient tête
À trente rois, mêlés dans la même tempête,
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l’Europe accourt, gronde et s’évanouit
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse,
C’est le peuple ; salut, ô peuple souverain !
Mais quand le lazzarone ou le transteverin
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Étouffe sous ses flots, d’un vent sauvage émus,
L’honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
Quand un poing monstrueux, de l’ombre où l’horreur flotte
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C’est la foule ; et ceci me heurte et me déplaît ;
C’est l’élément aveugle et confus ; c’est le nombre ;
C’est la sombre faiblesse et c’est la force sombre.
Et que de cette tourbe il nous vienne demain
L’ordre de recevoir un maître de sa main,
De souffler sur notre âme et d’entrer dans la honte,
Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte ?
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris,
Et tous les grands forums d’où partent les grands cris ;
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste.
Un monde, s’il a tort, ne pèse pas un juste ;
Tout un océan fou bat en vain un grand cœur.
Ô multitude, obscure et facile au vainqueur,
Dans l’instinct bestial trop souvent tu te vautres,
Et nous te résistons ! Nous ne voulons, nous autres,
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul,
Pas plus du tyran Tous que du despote Un Seul.
Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique,
Pour le progrès ; voici la foule : elle en trafique ;
Elle mange son droit d’aînesse en ce plat vil
Que Rome essuie et lave avec Ainsi-soit-il !
Voici le peuple : il prend la Bastille, il déplace
Toute l’ombre en marchant ; voici la populace :
Elle attend au passage Aristide, Jésus,
Zénon, Bruno, Colomb, Jeanne, et crache dessus.
Voici le peuple avec son épouse, l’idée ;
Voici la populace avec son accordée,
La guillotine. Eh bien, je choisis l’idéal.
Voici le peuple : il change avril en Floréal,
Il se fait république, il règne et délibère.
Voici la populace : elle accepte Tibère.
Je veux la république et je chasse César.

L’attelage ne peut amnistier le char.

Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire
Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun.
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi ; c’est là le droit. Rien ne l’entame.
Quoi ! l’homme que voilà, qui passe, aurait mon âme !
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté !
Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe ;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu.
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit ! qu’il fallait que je prisse
Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice !
Que j’entrasse au cachot s’il entre au cabanon !
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne !
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne !

Ah ! le premier venu, bourgeois ou paysan,
L’un égoïste et l’autre aveugle, parlons-en !
Les révolutions, durables, quoi qu’il fasse,
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface
Tantôt de l’infamie et tantôt de l’honneur,
Le dédain qu’a le mur pour le badigeonneur.
Voyez-le, ce passant de Carthage ou d’Athènes
Ou de Rome, pareil à l’eau qui des fontaines
Tombe aux pavés, s’en va dans le ruisseau fatal,
Et devient boue après avoir été cristal.
Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes,
Par son indifférence au fond des turpitudes,
Ceux mêmes qu’ont d’abord éblouis ses vertus ;
Il est Falstaff après avoir été Brutus ;
Il entre dans l’orgie en sortant de la gloire ;
Allez lui demander s’il sait sa propre histoire,
Ce qu’était Washington ou ce qu’a fait Bara,
Son cœur mort ne bat plus aux noms qu’il adora.
Naguère il restaurait les vieux cultes, les bustes
De ses héros tombés, de ses aïeux robustes,
Phocion expiré, Lycurgue enseveli,
Riego mort, et voyez maintenant quel oubli !
Il fut pur, et s’en lave ; il fut sain, et l’ignore ;
Il ne s’aperçoit pas même qu’il déshonore
Par l’œuvre d’aujourd’hui son ouvrage d’hier ;
Il devient lâche et vil, lui qu’on a vu si fier ;
Et, sans que rien en lui se révolte et proteste,
Barbouille une taverne immonde avec le reste
De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau.
Son piédestal souillé se change en escabeau ;
L’honneur lui semble lourd, rouillé, gothique ; il raille
Cette armure sévère, et dit : Vieille ferraille !
Jadis des fiers combats il a joué le jeu ;
Duperie. Il fut grand, et s’en méprise un peu.
Il est sa propre insulte et sa propre ironie.
Il est si bien esclave à présent qu’il renie,
Indigné, son passé, perdu dans la vapeur ;
Et quant à sa bravoure ancienne, il en a peur.

Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?
Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin,
Ses retours en arrière, à ce nuage humain,
À ce grand tourbillon des vivants, incapable
Hélas ! d’être innocent comme d’être coupable ?
À quoi bon ? Quoique vague, obscur, sans point d’appui,
Il est utile ; et, tout en flottant devant lui,
Il a pour fonction, à Paris comme à Londre,
De faire le progrès, et d’autres d’en répondre ;
La république anglaise expire, se dissout,
Tombe, et laisse Milton derrière elle debout ;
La foule a disparu, mais le penseur demeure ;
C’est assez pour que tout germe et que rien ne meure.
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré.
Qu’importe le méchant heureux, fier, vénéré ?
Tu fais des lâchetés, ciel profond ; tu succombes,
Rome ; la liberté va vivre aux catacombes ;
Les dieux sont au vainqueur, Caton reste aux vaincus.
Kosciusko surgit des os de Galgacus.
On interrompt Jean Huss ; soit ; Luther continue.
La lumière est toujours par quelque bras tenue ;
On mourra, s’il le faut, pour prouver qu’on a foi ;
Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie,
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers.
Oh ! ces grands Régulus, de tant d’oubli couverts,
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes,
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes,
Curtius, Adam Lux, Thraséas calme et fort
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort,
Comme ils ont chastement quitté la terre indigne !
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne,
Ainsi l’aigle s’en va du marais des serpents.
Léguant l’exemple à tous, aux méchants, aux rampants,
À l’égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d’ombre,
Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre ;
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir ;
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir,
Puis se sont étendus sur la funèbre couche ;
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche.

Ô caresse sublime et sainte du tombeau
Au grand, au pur, au bon, à l’idéal, au beau !
En présence de ceux qui disent : Rien n’est juste !
Devant tout ce qui trouble et nuit, devant Locuste,
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez,
Devant les appétits sur le néant penchés,
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides,
Quelle affirmation que ces grands suicides !
Ah ! quand tout paraît mort dans le monde vivant,
Quand on ne sait s’il faut avancer plus avant,
Quand pas un cri du fond des masses ne s’élance,
Quand l’univers n’est plus qu’un doute et qu’un silence,
Celui qui dans l’enceinte où sont les noirs fossés
Ira chercher quelqu’un de ces purs trépassés
Et qui se collera l’oreille contre terre,
Et qui demandera : Faut-il croire, ombre austère ?
Faut-il marcher, héros sous la cendre enfoui ?
Entendra ce tombeau dire à voix haute : Oui.

Oh ! qu’est-ce donc qui tombe autour de nous dans l’ombre ?
Que de flocons de neige ! En savez-vous le nombre ?
Comptez les millions et puis les millions !
Nuit noire ! on voit rentrer au gîte les lions ;
On dirait que la vie éternelle recule ;
La neige fait, niveau hideux du crépuscule,
On ne sait quel sinistre abaissement des monts ;
Nous nous sentons mourir si nous nous endormons ;
Cela couvre les champs, cela couvre les villes ;
Cela blanchit l’égout masquant ses bouches viles ;
La lugubre avalanche emplit le ciel terni ;
Sombre épaisseur de glace ! Est-ce que c’est fini ?
On ne distingue plus son chemin ; tout est piège.
Soit.

Que restera-t-il de toute cette neige,

Voile froid de la terre au suaire pareil,
Demain, une heure après le lever du soleil ?

L’enterrement

L’enterrement – Les références

L’Année terribleMars ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 94.

L’enterrement – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’enterrement, un poème du recueil L’Année terrible, Mars, de Victor Hugo.

L’enterrement


L’enterrement – Le texte

IV
L’enterrement


Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline.
De la Bastille au pied de la morne colline
Où les siècles passés près du siècle vivant
Dorment sous les cyprès peu troublés par le vent,
Le peuple a l’arme au bras ; le peuple est triste ; il pense ;
Et ses grands bataillons font la haie en silence.

Le fils mort et le père aspirant au tombeau
Passent, l’un hier encor vaillant, robuste et beau,
L’autre vieux et cachant les pleurs de son visage ;
Et chaque légion les salue au passage.

Ô peuple ! ô majesté de l’immense douceur !
Paris, cité soleil, vous que l’envahisseur
N’a pu vaincre, et qu’il a de tant de sang rougie,
Vous qu’un jour on verra, dans la royale orgie,
Surgir, l’éclair au front, comme le commandeur,
Ô ville, vous avez ce comble de grandeur
De faire attention à la douleur d’un homme.
Trouver dans Sparte une âme et voir un cœur dans Rome,
Rien n’est plus admirable ; et Paris a dompté
L’univers par la force où l’on sent la bonté.
Ce peuple est un héros et ce peuple est un juste.
Il fait bien plus que vaincre, il aime.

Ô ville auguste,

Ce jour-là tout tremblait, les révolutions
Grondaient, et dans leur brume, à travers des rayons,
Tu voyais devant toi se rouvrir l’ombre affreuse
Qui par moments devant les grands peuples se creuse ;
Et l’homme qui suivait le cercueil de son fils
T’admirait, toi qui, prête à tous les fiers défis,
Infortunée, as fait l’humanité prospère ;
Sombre, il se sentait fils en même temps que père,
Père en pensant à lui, fils en pensant à toi.

*

Que ce jeune lutteur illustre et plein de foi,
Disparu dans le lieu profond qui nous réclame,
Ô peuple, ait à jamais près de lui ta grande âme !
Tu la lui donnas, peuple, en ce suprême adieu.
Que dans la liberté superbe du ciel bleu,
Il assiste, à présent qu’il tient l’arme inconnue,
Aux luttes du devoir et qu’il les continue.
Le droit n’est pas le droit seulement ici-bas ;
Les morts sont des vivants mêlés à nos combats,
Ayant tantôt le bien, tantôt le mal pour cibles ;
Parfois on sent passer leurs flèches invisibles.
Nous les croyons absents, ils sont présents ; on sort
De la terre, des jours, des pleurs, mais non du sort ;
C’est un prolongement sublime que la tombe.
On y monte étonné d’avoir cru qu’on y tombe.
Comme dans plus d’azur l’hirondelle émigrant,
On entre plus heureux dans un devoir plus grand ;
On voit l’utile avec le juste parallèle ;
Et l’on a de moins l’ombre et l’on a de plus l’aile.
Ô mon fils béni, sers la France, du milieu
De ce gouffre d’amour que nous appelons Dieu ;
Ce n’est pas pour dormir qu’on meurt, non, c’est pour faire
De plus haut ce que fait en bas notre humble sphère ;
C’est pour le faire mieux, c’est pour le faire bien.
Nous n’avons que le but, le ciel a le moyen.
La mort est un passage où pour grandir tout change ;
Qui fut sur terre athlète est dans l’abîme archange ;
Sur terre on est borné, sur terre on est banni ;
Mais là-haut nous croissons sans gêner l’infini ;
L’âme y peut déployer sa subite envergure ;
C’est en perdant son corps qu’on reprend sa figure.
Va donc, mon fils ! va donc, esprit ! deviens flambeau.
Rayonne. Entre en planant dans l’immense tombeau !
Sers la France. Car Dieu met en elle un mystère,
Car tu sais maintenant ce qu’ignore la terre,
Car la vérité brille où l’éternité luit,
Car tu vois la lumière et nous voyons la nuit.

Paris, 18 mars.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente les ruines (poutres verticales calcinées soutenant encore une arche à demie effondrée) d'un bâtiment incendiée. À qui la faute ?

VIII. À qui la faute ?

À qui la faute ? – Les références

L’Année terribleJuin ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 132.

À qui la faute ? – L’enregistrement

Je vous invite à écouter À qui la faute ?, un poème du recueil L’Année terrible, Juin, de Victor Hugo.

À qui la faute ?


À qui la faute ? – Le texte

VIII
À qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?

– Oui.

J’ai mis le feu là.

– Mais c’est un crime inouï !

Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage !
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi ! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’œuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes ! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur ;
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine ;
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille ;
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître ;
À mesure qu’il plonge en ton cœur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur ; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi, comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un nœud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

– Je ne sais pas lire.