Articles

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tour ocre et noire, sur fond de ciel bleu, accolée à deux formes sombres qui semblent se tenir par les bras (ou les manches) (ou les ailes si ce sont deux anges venus chercher Mahomet lors de l'an neuf de l'hégire).

I. L’an neuf de l’hégire

L’an neuf de l’hégire – Les références

La Légende des siècles – Première sérieIII – L’Islam ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor HugoPoésie II, p 599.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des siècles, p. 148.

L’an neuf de l’hégire – L’enregistrement

Je vous invite à écouter L’an neuf de l’hégire, premier poème de la partie III – L’Islam, de La Légende des siècles – Première Série, de Victor Hugo.
Il est suivi du poème II. Mahomet.

L’an neuf de l’hégire

L’an neuf de l’hégire – Le texte

I

L’an neuf de l’hégire


Comme s’il pressentait que son heure était proche,
Grave, il ne faisait plus à personne un reproche ;
Il marchait en rendant aux passants leur salut ;
On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût
À peine vingt poils blancs à sa barbe encor noire ;
Il s’arrêtait parfois pour voir les chameaux boire,
Se souvenant du temps qu’il était chamelier.

Il songeait longuement devant le saint pilier ;
Par moments, il faisait mettre une femme nue
Et la regardait, puis il contemplait la nue,
Et disait : « La beauté sur terre, au ciel le jour. »

Il semblait avoir vu l’Éden, l’âge d’amour,
Les temps antérieurs, l’ère immémoriale.
Il avait le front haut, la joue impériale,
Le sourcil chauve, l’œil profond et diligent,
Le cou pareil au col d’une amphore d’argent,
L’air d’un Noé qui sait le secret du déluge.
Si des hommes venaient le consulter, ce juge
Laissait l’un affirmer, l’autre rire et nier,
Écoutait en silence et parlait le dernier.
Sa bouche était toujours en train d’une prière ;
Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;
Il s’occupait lui-même à traire ses brebis ;
Il s’asseyait à terre et cousait ses habits.

Il jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne,
Quoiqu’il perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.

À soixante-trois ans, une fièvre le prit.
Il relut le Koran de sa main même écrit,

Puis il remit au fils de Séid la bannière,
En lui disant : « Je touche à mon aube dernière,
Il n’est pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui. »
Et son œil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui
D’un vieux aigle forcé d’abandonner son aire.
Il vint à la mosquée à son heure ordinaire,
Appuyé sur Ali, le peuple le suivant ;
Et l’étendard sacré se déployait au vent.
Là, pâle, il s’écria, se tournant vers la foule :
« Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe et s’écoule ;
La poussière et la nuit, c’est nous. Dieu seul est grand.
Peuple, je suis l’aveugle et je suis l’ignorant.
Sans Dieu je serais vil plus que la bête immonde. »
Un scheik lui dit :« Ô chef des vrais croyants ! le monde,
Sitôt qu’il t’entendit, en ta parole crut ;
Le jour où tu naquis une étoile apparut,
Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent. »
Lui, reprit : « Sur ma mort les anges délibèrent ;
L’heure arrive. Écoutez. Si j’ai de l’un de vous
Mal parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous
Qu’il m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe ;
Si j’ai frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. »
Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton.
Une vieille, tondant la laine d’un mouton,
Assise sur un seuil, lui cria : « Dieu t’assiste ! »

Il semblait regarder quelque vision triste,
Et songeait ; tout à coup, pensif, il dit : « Voilà,
Vous tous : je suis un mot dans la bouche d’Allah ;
Je suis cendre comme homme et feu comme prophète.
J’ai complété d’Issa la lumière imparfaite.
Je suis la force, enfants ; Jésus fut la douceur.
Le soleil a toujours l’aube pour précurseur.
Jésus m’a précédé, mais il n’est pas la Cause.
Il est né d’une vierge aspirant une rose.
Moi, comme être vivant, retenez bien ceci,
Je ne suis qu’un limon par les vices noirci ;
J’ai de tous les péchés subi l’approche étrange ;
Ma chair a plus d’affront qu’un chemin n’a de fange,
Et mon corps par le mal est tout déshonoré ;
Ô vous tous, je serai bien vite dévoré
Si dans l’obscurité du cercueil solitaire
Chaque faute de l’homme engendre un ver de terre.
Fils, le damné renaît au fond du froid caveau,
Pour être par les vers dévoré de nouveau ;
Toujours sa chair revit, jusqu’à ce que la peine,
Finie, ouvre à son vol l’immensité sereine.
Fils, je suis le champ vil des sublimes combats,
Tantôt l’homme d’en haut, tantôt l’homme d’en bas,
Et le mal dans ma bouche avec le bien alterne
Comme dans le désert le sable et la citerne ;
Ce qui n’empêche pas que je n’aie, ô croyants !
Tenu tête dans l’ombre aux anges effrayants
Qui voudraient replonger l’homme dans les ténèbres ;
J’ai parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres ;
Souvent, comme Jacob, j’ai la nuit, pas à pas,
Lutté contre quelqu’un que je ne voyais pas ;
Mais les hommes surtout ont fait saigner ma vie ;
Ils ont jeté sur moi leur haine et leur envie,
Et, comme je sentais en moi la vérité,
Je les ai combattus, mais sans être irrité ;
Et, pendant le combat, je criais : « Laissez faire !
» Je suis seul, nu, sanglant, blessé ; je le préfère.
» Qu’ils frappent sur moi tous ! que tout leur soit permis !
» Quand même, se ruant sur moi, mes ennemis
» Auraient, pour m’attaquer dans cette voie étroite,
» Le soleil à leur gauche et la lune à leur droite,
» Ils ne me feraient point reculer ! » C’est ainsi
Qu’après avoir lutté quarante ans, me voici
Arrivé sur le bord de la tombe profonde,
Et j’ai devant moi Dieu, derrière moi le monde.
Quant à vous qui m’avez dans l’épreuve suivi,
Comme les Grecs Hermès et les Hébreux Lévi,
Vous avez bien souffert, mais vous verrez l’aurore.
Après la froide nuit, vous verrez l’aube éclore ;
Peuple, n’en doutez pas ; celui qui prodigua
Les lions aux ravins du Jebel-Kronnega,
Les perles à la mer et les astres à l’ombre,
Peut bien donner un peu de joie à l’homme sombre. »

Il ajouta : « Croyez, veillez ; courbez le front.
Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront
Sur le mur qui sépare Éden d’avec l’abîme,
Étant trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime ;
Presque personne n’est assez pur de péchés
Pour ne pas mériter un châtiment ; tâchez,
En priant, que vos corps touchent partout la terre ;
L’enfer ne brûlera dans son fatal mystère
Que ce qui n’aura point touché la cendre, et Dieu
À qui baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu ;
Soyez hospitaliers ; soyez saints ; soyez justes ;
Là-haut sont les fruits purs dans les arbres augustes,
Les chevaux sellés d’or, et, pour fuir aux sept cieux,
Les chars vivants ayant des foudres pour essieux ;
Chaque houri, sereine, incorruptible, heureuse,
Habite un pavillon fait d’une perle creuse ;
Le Gehennam attend les réprouvés ; malheur !
Ils auront des souliers de feu dont la chaleur
Fera bouillir leur tête ainsi qu’une chaudière.
La face des élus sera charmante et fière. »

Il s’arrêta, donnant audience à l’esprit.
Puis, poursuivant sa marche à pas lents, il reprit :
« Ô vivants ! je répète à tous que voici l’heure
Où je vais me cacher dans une autre demeure ;
Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,
Que je sois dénoncé par ceux qui m’ont connu,
Et que, si j’ai des torts, on me crache au visage. »

La foule s’écartait muette à son passage.
Il se lava la barbe au puits d’Aboulféia.
Un homme réclama trois drachmes, qu’il paya,
Disant : « Mieux vaut payer ici que dans la tombe. »
L’œil du peuple était doux comme un œil de colombe
En regardant cet homme auguste, son appui ;
Tous pleuraient ; quand, plus tard, il fut rentré chez lui,
Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière,
Et passèrent la nuit couchés sur une pierre.
Le lendemain matin, voyant l’aube arriver :
« Aboubèkre, dit-il, je ne puis me lever,
Tu vas prendre le livre et faire la prière. »
Et sa femme Aïscha se tenait en arrière ;
Il écoutait pendant qu’Aboubèkre lisait,
Et souvent à voix basse achevait le verset ;
Et l’on pleurait pendant qu’il priait de la sorte.
Et l’ange de la mort vers le soir à la porte
Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer.
« Qu’il entre. » On vit alors son regard s’éclairer
De la même clarté qu’au jour de sa naissance ;
Et l’ange lui dit : « Dieu désire ta présence.
— Bien, » dit-il. Un frisson sur ses tempes courut,
Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.

XIV. Ultima Verba

Ultima Verba – Les références

ChâtimentsLivre VII – Les Sauveurs se sauveront ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie II, p 197.
Dans l’édition complète de 1870, il est placé en position XVII (et non XIV).

Ultima Verba – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Ultima Verba, un poème ô combien célèbre du recueil Châtiments, Livre VII – Les Sauveurs se sauveront, de Victor Hugo.

Ultima Verba


Ultima Verba – Le texte

XIV
Ultima Verba

La conscience humaine est morte ; dans l’orgie,
Sur elle il s’accroupit ; ce cadavre lui plaît,
Par moments, gai, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.

La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir l’honnête homme éperdu ;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse ;
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.

Ils disent : — César règne, et le Dieu des armées
L’a fait son élu. Peuple, obéis, tu le dois ! —
Pendant qu’ils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin d’or qui passe entre leurs doigts.

Oh ! tant qu’on le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans l’autre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ;

Tant qu’il se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, l’honneur religieux ;
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ;
Tant qu’on verra cela sous le soleil des cieux ;

Quand même grandirait l’abjection publique
À ce point d’adorer l’exécrable trompeur ;
Quand même l’Angleterre et même l’Amérique
Diraient à l’exilé : — Va-t’en ! nous avons peur !

Quand même nous serions comme la feuille morte,
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous ;
Quand le proscrit devrait s’enfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous,

Quand le désert, où Dieu contre l’homme proteste
Bannirait les bannis, chasserait les chassés ;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés ;

Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon drapeau !

Mes nobles compagnons, je garde votre culte ;
Bannis, la République est là qui nous unit.
J’attacherai la gloire à tout ce qu’on insulte ;
Je jetterai l’opprobre à tout ce qu’on bénit !

Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.

Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublirai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Jersey, 2 décembre 1852.

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente la tête hirsute d'un enfant de onze ans (Gavroche). Il porte les stigmates de la guerre civile de la misère.

Guerre civile

Guerre civile – Les références

La Légende des siècles – Nouvelle SérieXXIII. Les Petits ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 521.
Autre référence : Collection Poésie/Gallimard, La Légende des sièclesLVII. Les Petits, p. 815.

Guerre civile – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Guerre civile, un poème du recueil La Légende des siècles – Nouvelle Série, de Victor Hugo.

Guerre civile


Guerre civile – Le texte

Guerre civile


La foule était tragique et terrible ; on criait :
À mort ! Autour d’un homme altier, point inquiet,
Grave, et qui paraissait lui-même inexorable,
Le peuple se pressait : À mort le misérable !
Et, lui, semblait trouver toute simple la mort.
La partie est perdue, on n’est pas le plus fort,
On meurt, soit. Au milieu de la foule accourue,
Les vainqueurs le traînaient de chez lui dans la rue
— À mort l’homme ! — On l’avait saisi dans son logis ;
Ses vêtements étaient de carnage rougis ;
Cet homme était de ceux qui font l’aveugle guerre
Des rois contre le peuple, et ne distinguent guère
Scévola de Brutus, ni Barbès de Blanqui ;
Il avait tout le jour tué n’importe qui ;
Incapable de craindre, incapable d’absoudre,
Il marchait, laissant voir ses mains noires de poudre ;
Une femme le prit au collet : — À genoux !
C’est un sergent de ville. Il a tiré sur nous !
— C’est vrai, dit l’homme. — À bas ! À mort ! qu’on le fusille !
Dit le peuple. — Ici ! Non ! Plus loin ! À la Bastille !
À l’arsenal ! Allons ! Viens ! Marche ! — Où vous voudrez,
Dit le prisonnier. — Tous, hagards, les rangs serrés,
Chargèrent leurs fusils. — Mort au sergent de ville !
Tuons-le comme un loup ! — Et l’homme dit, tranquille :
— C’est bien, je suis le loup, mais vous êtes les chiens.
— Il nous insulte ! À mort ! — Les pâles citoyens
Croisaient leurs poings crispés sur le captif farouche ;
L’ombre était sur son front et le fiel dans sa bouche ;
Cent voix criaient : — À mort ! À bas ! Plus d’empereur !
On voyait dans ses yeux un reste de fureur
Remuer vaguement comme une hydre échouée ;
Il marchait, poursuivi par l’énorme huée,
Et, calme, il enjambait, plein d’un superbe ennui,
Des cadavres gisants, peut-être faits par lui.
Le peuple est effrayant lorsqu’il devient tempête ;
L’homme sous plus d’affronts levait plus haut la tête ;
Il était plus que pris ; il était envahi.
Dieu ! comme il haïssait ! comme il était haï !
Comme il les eût, vainqueur, fusillés tous ! — Qu’il meure !
Il nous criblait encor de balles tout à l’heure !
À bas cet espion, ce traître, ce maudit !
À mort ! c’est un brigand ! — Soudain on entendit
Une petite voix qui disait : — C’est mon père !
Et quelque chose fit l’effet d’une lumière.
Un enfant apparut. Un enfant de six ans ;
Ses deux bras se dressaient suppliants, menaçants.
Tous criaient : — Fusillez le mouchard ! Qu’on l’assomme !
Et l’enfant se jeta dans les jambes de l’homme,
Et dit, ayant au front le rayon baptismal :
— Père, je ne veux pas qu’on te fasse de mal !
Et cet enfant sortait de la même demeure.
Les clameurs grossissaient : — À bas l’homme ! Qu’il meure !
À bas ! finissons-en avec cet assassin !
Mort ! — Au loin le canon répondait au tocsin.
Toute la rue était pleine d’hommes sinistres.
— À bas les rois ! À bas les prêtres, les ministres,
Les mouchards ! Tuons tout ! c’est un tas de bandits !
Et l’enfant leur cria : — Mais puisque je vous dis
Que c’est mon père ! — Il est joli, dit une femme,
Bel enfant ! — On voyait dans ses yeux bleus une âme ;
Il était tout en pleurs, pâle, point mal vêtu.
Une autre femme dit : — Petit, quel âge as-tu ?
Et l’enfant répondit : — Ne tuez pas mon père !
Quelques regards pensifs étaient fixés à terre,
Les poings ne tenaient plus l’homme si durement.
Un des plus furieux, entre tous inclément,
Dit à l’enfant : — Va-t-en ! — Où ? — Chez toi. — Pourquoi faire ?
— Chez ta mère. — Sa mère est morte, dit le père.
— Il n’a donc plus que vous ? — Qu’est-ce que cela fait ?
Dit le vaincu. Stoïque et calme, il réchauffait
Les deux petites mains dans sa rude poitrine,
Et disait à l’enfant : — Tu sais bien, Catherine ?
— Notre voisine ? — Oui. Va chez elle. — Avec toi ?
— J’irai plus tard. — Sans toi je ne veux pas. — Pourquoi ?
— Parce qu’on te ferait du mal. — Alors le père
Parla tout bas au chef de cette sombre guerre :
— Lâchez-moi le collet. Prenez-moi par la main,
Doucement. Je vais dire à l’enfant : À demain !
Vous me fusillerez au détour de la rue,
Ailleurs, où vous voudrez. — Et, d’une voix bourrue :
— Soit, dit le chef, lâchant le captif à moitié.
Le père dit : — Tu vois. C’est de bonne amitié.
Je me promène avec ces messieurs. Sois bien sage.
Rentre. — Et l’enfant tendit au père son visage,
Et s’en alla, content, rassuré, sans effroi.
— Nous sommes à notre aise à présent, tuez-moi,
Dit le père aux vainqueurs ; où voulez-vous que j’aille ? —
Alors, dans cette foule où grondait la bataille,
On entendit passer un immense frisson,
Et le peuple cria : Rentre dans ta maison !

Ce détail d'un dessin de Victor Hugo représente une tache et ses éclaboussures collatérales.

Les 7,500,000 oui

Les 7,500,000 oui – Les références

L’Année terriblePrologue ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 7.

Les 7,500,000 oui – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Les 7,500,000 oui, un poème du recueil L’Année terrible, Prologue, de Victor Hugo.

Les 7,500,000 oui


Les 7,500,000 oui – Le texte

Les 7,500,000 oui

(Publié en mai 1870)


Quant à flatter la foule, ô mon esprit, non pas !

Ah ! le peuple est en haut, mais la foule est en bas.
La foule, c’est l’ébauche à côté du décombre ;
C’est le chiffre, ce grain de poussière du nombre ;
C’est le vague profil des ombres dans la nuit ;
La foule passe, crie, appelle, pleure, fuit ;
Versons sur ses douleurs la pitié fraternelle.
Mais quand elle se lève, ayant la force en elle,
On doit à la grandeur de la foule, au péril,
Au saint triomphe, au droit, un langage viril ;
Puisqu’elle est la maîtresse, il sied qu’on lui rappelle
Les lois d’en haut que l’âme au fond des cieux épèle,
Les principes sacrés, absolus, rayonnants ;
On ne baise ses pieds que nus, froids et saignants.
Ce n’est point pour ramper qu’on rêve aux solitudes.
La foule et le songeur ont des rencontres rudes ;
C’était avec un front où la colère bout
Qu’Ezéchiel criait aux ossements : Debout !
Moïse était sévère en rapportant les tables ;
Dante grondait. L’esprit des penseurs redoutables,
Grave, orageux, pareil au mystérieux vent
Soufflant du ciel profond dans le désert mouvant
Où Thèbes s’engloutit comme un vaisseau qui sombre,
Ce fauve esprit, chargé des balaiements de l’ombre,
A, certes, autre chose à faire que d’aller
Caresser, dans la nuit trop lente à s’étoiler,
Ce grand monstre de pierre accroupi qui médite,
Ayant en lui l’énigme adorable ou maudite ;
L’ouragan n’est pas tendre aux colosses émus ;
Ce n’est pas d’encensoirs que le sphinx est camus.
La vérité, voilà le grand encens austère
Qu’on doit à cette masse où palpite un mystère,
Et qui porte en son sein qu’un ventre appesantit
Le droit juste mêlé de l’injuste appétit.

Ô genre humain ! lumière et nuit ! chaos des âmes.

La multitude peut jeter d’augustes flammes.
Mais qu’un vent souffle, on voit descendre tout à coup
Du haut de l’honneur vierge au plus bas de l’égout
La foule, cette grande et fatale orpheline ;
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline.
Ah ! quand Gracchus se dresse aux rostres foudroyants,
Quand Cynégire mord les navires fuyants,
Quand avec les Trois-cents, hommes faits ou pupilles,
Léonidas s’en va tomber aux Thermopyles,
Quand Botzaris surgit, quand Schwitz confédéré
Brise l’Autriche avec son dur bâton ferré,
Quand l’altier Winckelried, ouvrant ses bras épiques,
Meurt dans l’embrassement formidable des piques,
Quand Washington combat, quand Bolivar paraît,
Quand Pélage rugit au fond de sa forêt,
Quand Manin, réveillant les tombes, galvanise
Ce vieux dormeur d’airain, le lion de Venise,
Quand le grand paysan chasse à coups de sabot
Lautrec de Lombardie et de France Talbot,
Quand Garibaldi, rude au vil prêtre hypocrite,
Montre un héros d’Homère aux monts de Théocrite,
Et fait subitement flamboyer à côté
De l’Etna ton cratère, ô sainte Liberté !
Quand la Convention impassible tient tête
À trente rois, mêlés dans la même tempête,
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l’Europe accourt, gronde et s’évanouit
Comme aux pieds de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse,
C’est le peuple ; salut, ô peuple souverain !
Mais quand le lazzarone ou le transteverin
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Étouffe sous ses flots, d’un vent sauvage émus,
L’honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
Quand un poing monstrueux, de l’ombre où l’horreur flotte
Sort, tenant aux cheveux la tête de Charlotte
Pâle du coup de hache et rouge du soufflet,
C’est la foule ; et ceci me heurte et me déplaît ;
C’est l’élément aveugle et confus ; c’est le nombre ;
C’est la sombre faiblesse et c’est la force sombre.
Et que de cette tourbe il nous vienne demain
L’ordre de recevoir un maître de sa main,
De souffler sur notre âme et d’entrer dans la honte,
Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte ?
Certes, nous vénérons Sparte, Athènes, Paris,
Et tous les grands forums d’où partent les grands cris ;
Mais nous plaçons plus haut la conscience auguste.
Un monde, s’il a tort, ne pèse pas un juste ;
Tout un océan fou bat en vain un grand cœur.
Ô multitude, obscure et facile au vainqueur,
Dans l’instinct bestial trop souvent tu te vautres,
Et nous te résistons ! Nous ne voulons, nous autres,
Ayant Danton pour père et Hampden pour aïeul,
Pas plus du tyran Tous que du despote Un Seul.
Voici le peuple : il meurt, combattant magnifique,
Pour le progrès ; voici la foule : elle en trafique ;
Elle mange son droit d’aînesse en ce plat vil
Que Rome essuie et lave avec Ainsi-soit-il !
Voici le peuple : il prend la Bastille, il déplace
Toute l’ombre en marchant ; voici la populace :
Elle attend au passage Aristide, Jésus,
Zénon, Bruno, Colomb, Jeanne, et crache dessus.
Voici le peuple avec son épouse, l’idée ;
Voici la populace avec son accordée,
La guillotine. Eh bien, je choisis l’idéal.
Voici le peuple : il change avril en Floréal,
Il se fait république, il règne et délibère.
Voici la populace : elle accepte Tibère.
Je veux la république et je chasse César.

L’attelage ne peut amnistier le char.

Le droit est au-dessus de Tous ; nul vent contraire
Ne le renverse ; et Tous ne peuvent rien distraire
Ni rien aliéner de l’avenir commun.
Le peuple souverain de lui-même, et chacun
Son propre roi ; c’est là le droit. Rien ne l’entame.
Quoi ! l’homme que voilà, qui passe, aurait mon âme !
Honte ! il pourrait demain, par un vote hébété,
Prendre, prostituer, vendre ma liberté !
Jamais. La foule un jour peut couvrir le principe ;
Mais le flot redescend, l’écume se dissipe,
La vague en s’en allant laisse le droit à nu.
Qui donc s’est figuré que le premier venu
Avait droit sur mon droit ! qu’il fallait que je prisse
Sa bassesse pour joug, pour règle son caprice !
Que j’entrasse au cachot s’il entre au cabanon !
Que je fusse forcé de me faire chaînon
Parce qu’il plaît à tous de se changer en chaîne !
Que le pli du roseau devînt la loi du chêne !

Ah ! le premier venu, bourgeois ou paysan,
L’un égoïste et l’autre aveugle, parlons-en !
Les révolutions, durables, quoi qu’il fasse,
Ont pour cet inconnu qui jette à leur surface
Tantôt de l’infamie et tantôt de l’honneur,
Le dédain qu’a le mur pour le badigeonneur.
Voyez-le, ce passant de Carthage ou d’Athènes
Ou de Rome, pareil à l’eau qui des fontaines
Tombe aux pavés, s’en va dans le ruisseau fatal,
Et devient boue après avoir été cristal.
Cet homme étonne, après tant de jours beaux et rudes,
Par son indifférence au fond des turpitudes,
Ceux mêmes qu’ont d’abord éblouis ses vertus ;
Il est Falstaff après avoir été Brutus ;
Il entre dans l’orgie en sortant de la gloire ;
Allez lui demander s’il sait sa propre histoire,
Ce qu’était Washington ou ce qu’a fait Bara,
Son cœur mort ne bat plus aux noms qu’il adora.
Naguère il restaurait les vieux cultes, les bustes
De ses héros tombés, de ses aïeux robustes,
Phocion expiré, Lycurgue enseveli,
Riego mort, et voyez maintenant quel oubli !
Il fut pur, et s’en lave ; il fut sain, et l’ignore ;
Il ne s’aperçoit pas même qu’il déshonore
Par l’œuvre d’aujourd’hui son ouvrage d’hier ;
Il devient lâche et vil, lui qu’on a vu si fier ;
Et, sans que rien en lui se révolte et proteste,
Barbouille une taverne immonde avec le reste
De la chaux dont il vient de blanchir un tombeau.
Son piédestal souillé se change en escabeau ;
L’honneur lui semble lourd, rouillé, gothique ; il raille
Cette armure sévère, et dit : Vieille ferraille !
Jadis des fiers combats il a joué le jeu ;
Duperie. Il fut grand, et s’en méprise un peu.
Il est sa propre insulte et sa propre ironie.
Il est si bien esclave à présent qu’il renie,
Indigné, son passé, perdu dans la vapeur ;
Et quant à sa bravoure ancienne, il en a peur.

Mais quoi, reproche-t-on à la mer qui s’écroule
L’onde, et ses millions de têtes à la foule ?
Que sert de chicaner ses erreurs, son chemin,
Ses retours en arrière, à ce nuage humain,
À ce grand tourbillon des vivants, incapable
Hélas ! d’être innocent comme d’être coupable ?
À quoi bon ? Quoique vague, obscur, sans point d’appui,
Il est utile ; et, tout en flottant devant lui,
Il a pour fonction, à Paris comme à Londre,
De faire le progrès, et d’autres d’en répondre ;
La république anglaise expire, se dissout,
Tombe, et laisse Milton derrière elle debout ;
La foule a disparu, mais le penseur demeure ;
C’est assez pour que tout germe et que rien ne meure.
Dans les chutes du droit rien n’est désespéré.
Qu’importe le méchant heureux, fier, vénéré ?
Tu fais des lâchetés, ciel profond ; tu succombes,
Rome ; la liberté va vivre aux catacombes ;
Les dieux sont au vainqueur, Caton reste aux vaincus.
Kosciusko surgit des os de Galgacus.
On interrompt Jean Huss ; soit ; Luther continue.
La lumière est toujours par quelque bras tenue ;
On mourra, s’il le faut, pour prouver qu’on a foi ;
Et volontairement, simplement, sans effroi,
Des justes sortiront de la foule asservie,
Iront droit au sépulcre et quitteront la vie,
Ayant plus de dégoût des hommes que des vers.
Oh ! ces grands Régulus, de tant d’oubli couverts,
Arria, Porcia, ces héros qui sont femmes,
Tous ces courages purs, toutes ces fermes âmes,
Curtius, Adam Lux, Thraséas calme et fort
Ce puissant Condorcet, ce stoïque Chamfort,
Comme ils ont chastement quitté la terre indigne !
Ainsi fuit la colombe, ainsi plane le cygne,
Ainsi l’aigle s’en va du marais des serpents.
Léguant l’exemple à tous, aux méchants, aux rampants,
À l’égoïsme, au crime, aux lâches cœurs pleins d’ombre,
Ils se sont endormis dans le grand sommeil sombre ;
Ils ont fermé les yeux ne voulant plus rien voir ;
Ces martyrs généreux ont sacré le devoir,
Puis se sont étendus sur la funèbre couche ;
Leur mort à la vertu donne un baiser farouche.

Ô caresse sublime et sainte du tombeau
Au grand, au pur, au bon, à l’idéal, au beau !
En présence de ceux qui disent : Rien n’est juste !
Devant tout ce qui trouble et nuit, devant Locuste,
Devant Pallas, devant Carrier, devant Sanchez,
Devant les appétits sur le néant penchés,
Les sophistes niant, les cœurs faux, les fronts vides,
Quelle affirmation que ces grands suicides !
Ah ! quand tout paraît mort dans le monde vivant,
Quand on ne sait s’il faut avancer plus avant,
Quand pas un cri du fond des masses ne s’élance,
Quand l’univers n’est plus qu’un doute et qu’un silence,
Celui qui dans l’enceinte où sont les noirs fossés
Ira chercher quelqu’un de ces purs trépassés
Et qui se collera l’oreille contre terre,
Et qui demandera : Faut-il croire, ombre austère ?
Faut-il marcher, héros sous la cendre enfoui ?
Entendra ce tombeau dire à voix haute : Oui.

Oh ! qu’est-ce donc qui tombe autour de nous dans l’ombre ?
Que de flocons de neige ! En savez-vous le nombre ?
Comptez les millions et puis les millions !
Nuit noire ! on voit rentrer au gîte les lions ;
On dirait que la vie éternelle recule ;
La neige fait, niveau hideux du crépuscule,
On ne sait quel sinistre abaissement des monts ;
Nous nous sentons mourir si nous nous endormons ;
Cela couvre les champs, cela couvre les villes ;
Cela blanchit l’égout masquant ses bouches viles ;
La lugubre avalanche emplit le ciel terni ;
Sombre épaisseur de glace ! Est-ce que c’est fini ?
On ne distingue plus son chemin ; tout est piège.
Soit.

Que restera-t-il de toute cette neige,

Voile froid de la terre au suaire pareil,
Demain, une heure après le lever du soleil ?

XLI. Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main…

Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main… – Les références

Les Quatre Vents de l’espritLe Livre satirique – Le Siècle ;
Collection Bouquins, Robert Laffont, Œuvres complètes de Victor Hugo, Poésie III, p 1175.

Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main… – L’enregistrement

Je vous invite à écouter Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main…, un poème du recueil Les Quatre Vents de l’esprit, du Livre satirique – Le Siècle, de Victor Hugo.

Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main…


Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main… – Le texte

XLI


Qui que tu sois qui tiens un peuple dans ta main,
Sultan, czar pseudo-grec, César pseudo-romain,
Roi pour rire, empereur pour pleurer, Claude ou Jacques,
Bonjour. Prospère, mange et règne, et fais tes pâques.
Je ne conteste pas ton prestige, et l’émoi
Que cause aux bonnes gens Ta Majesté. Pour moi,
Quand dans la rue un roi, que sa garde enveloppe,
Doré, superbe, orné de sabres nus, galope,
Ma foi, je tourne moins la tête que si c’est
Lise qui passe avec une rose au corset ;
Mais c’est un goût bizarre, et tous les autres hommes
Admirent qui leur fait payer de grosses sommes.
Donc sois heureux. Jouis du droit qu’on a d’abord
D’avaler son voisin si l’on est le plus fort ;
Va ! Dans la probité des princes rien n’accroche ;
Leur conscience auguste et sainte est une poche
Si grande qu’il y tient un royaume, et qu’on peut
Y fourrer tout un peuple et dessus faire un nœud ;
Et saisir Oldenbourg, Nassau, Hambourg, Hanovre,
D’un tour de main, avec le riche, avec le pauvre,
Avec châteaux, budgets et millions, avec
Prêtres et sénateurs, le Te Deum au bec.
Par-dessus le marché, vous êtes un grand homme.
C’est fait. Bandit, fi donc ! C’est héros qu’on vous nomme.
Prenez Francfort, ou bien Venise avec Saint-Marc.
Ce qui fut Metternich est aujourd’hui Bismarck ;
Tibère est un lion dont Séjan est la griffe.
Puisque le maître est grand, qu’importe l’escogriffe.
Tout est bien. Hurrah ! Prince ! aie un casque pointu.
Flanque au bagne l’honneur, la gloire, la vertu ;
Ôte à ceux-ci leur droit, à ceux-là leur patrie ;
Complète ta grandeur par de la Sibérie ;

Soit.

Mais aie à l’esprit ceci présent, mon cher.

En même temps qu’on est de marbre, on est de chair.
Parfois on est un monstre en croyant être un ange,
Mais, quoi qu’on fasse, on est un homme. Chose étrange,
Un roi, cela vieillit, même un roi fort puissant.
Les rois ont des poumons, de la bile, du sang,
Un cœur, qui le croirait ? Et même des entrailles ;
La fièvre avant l’émeute a fréquenté Versailles ;
Le ventre peut manquer de respect ; les boyaux
Osent mal digérer les aliments royaux ;
Bons rois ! Dieu joue avec leur majesté contrite ;
Dans la toute-puissance il a mis la gastrite ;
Il faut bien l’avouer, dût en frémir d’Hozier,
Ainsi que les dindons, les rois ont un gésier ;
Louis le Grand avait un anus ; on constate
Quelquefois, chez César lui-même, une prostate ;
Charles neuf, faible et mou comme un jonc sous le vent,
Fut par les vers de terre habité tout vivant.
Or les sages pensifs font remarquer aux princes
Qu’il est toujours aisé d’empoigner des provinces,
Mais qu’un roi ne peut prendre, en eût-il grand besoin,
Un muscle de son râble au crocheteur du coin.
Un César souvent porte, à son dos qui cahote,
Son empire moins bien qu’un chiffonnier sa hotte,
Mais il ferait tuer ses preux jusqu’au dernier
Avant de conquérir les reins du chiffonnier.
Majesté, vous aurez plutôt Rome, la Chine,
L’Inde, qu’une vertèbre ou deux de son échine.
La migraine se plaît sous les couronnes d’or ;
Malgré l’huissier de garde au fond du corridor,
Elle entre. Trop d’azote et pas assez d’ozone,
C’est assez pour qu’allant du Gange à l’Amazone,
Le choléra-morbus s’abatte à plomb sur vous ;
L’effrayant typhus passe, il rend les hommes fous,
Vous êtes empereur, mais gare tout de même.
Vous dites : je suis presque un Alexandre. On m’aime !
Eh bien, même Campaspe et même Éphestion
N’ont pas à votre place une indigestion.
C’est doux d’avoir, avec des vins à pleine amphore,
Des femmes plus que n’a de vagues le Bosphore ;
Sérails et festins sont charmants, et malfaisants.
Les gens de Géorgie apportent tous les ans
Une vierge au sultan, c’est une politesse ;
Mais ne peuvent, hélas, quand même sa hautesse
Daignerait les rouer de coups de nerf de bœuf,
Avec la viande fraîche offrir l’estomac neuf.

On crache, on tousse, même en la plus haute sphère.
La nature est parfois insolente. Qu’y faire ?

On est le grand passant d’Arcole et d’Iéna ;
On est le cavalier de la victoire ; on a
Pour soleil Austerlitz et pour ombre brumaire,
Si bien que Juvénal vous prend aux mains d’Homère ;
Cela n’empêche pas le sternum d’exister.
Qui frappe ? C’est la mort qui vient vous débotter,
Sire.

On a beau régner, se faire un entourage

De trompettes, d’encens, de fumée et d’orage ;
On a beau se coiffer de lauriers sur les sous,
Avoir sous soi le peuple en paysans dissous,
Être le criméen, l’africain, le dacique,
S’asseoir sur l’aigle ainsi que le Jupin classique,
Se loger au Kremlin, vivre à l’Escurial,
Au moment où l’on est le plus impérial,
À l’heure où l’on remplit de son nom les deux pôles,
Voilà qu’on est poussé dehors par les épaules.
À rien ne sert d’aller se cacher dans des trous.
Dieu vient. On perd sa peine à fermer les verrous.
Ce fâcheux-là n’est point un de ceux qu’on évite.
Hélas, mon prince, on meurt brutalement et vite.
Il suffit d’un cheval emporté, d’un gravier
Dans le flanc, d’une porte entr’ouverte en janvier,
D’un rétrécissement du canal de l’urètre,
Pour qu’au lieu d’une fille on voie entrer un prêtre.